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souks, soldat enrôlé dans les tabors, chamelier sur les sentes infinies, qu’est-il, par rapport à cet Inaccessible ? Y songe-t-il jamais ? Sa vie est sans problème : il subit son immémorial passé sans le connaître, ses espérances sont sans mystère. Il est le grain de sable dans la sablière, la goutte d’eau dans la vague calme ou grondante. Seul, inerte, il n’est pas. Qu’une volonté intelligente l’anime, c’est tout à coup en lui la poussée d’une énergie fanatique qui se dévoue et se voue au maître accepté. Il n’a rien du roseau pensant, mais si sa pensée mutilée s’atrophie dans les ligatures de l’Islam, il est une chose qui sent, qui aime, qui hait, prête à tuer comme à mourir, pour celui qu’il voit et adore sur la terre. Il lui obéit comme la création passive et fidèle obéit à son Créateur.

Devant cet homme primitif, ce véritable enfant de la nature, qui voit en nous le maître inconnu, j’ai quelquefois pensé à la fresque de Michel-Ange à la Chapelle Sixtine. Dans l’éblouissante présence de Dieu, Adam reçoit la vie. Il soulève son grand corps livide, où l’on reconnaît encore la matière froide et pesante du limon. Dieu, penché sur lui, le touche de l’extrémité de ce Doigt qui crée toutes choses. Les yeux du premier homme s’ouvrent pour la première fois et dans ses larges, ternes prunelles, il y a comme une silencieuse épouvante. Nous regardons avec un sentiment mêlé d’amour, d’espérance et de compassion la créature qui se rend aux effluves de la vie, mais que sollicite encore le sommeil de la terre.


Claude Boringe.