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Ainsi, à la fin de l’avant-dernier tableau, la rencontre d’Amneris avec les prêtres et l’anathème qu’elle leur jette, est une trouvaille du compositeur. Homme de théâtre avant tout, l’action, le mouvement, la passion, le préoccupe d’abord. Mais il prend aussi d’autres soins, et plus délicats. Ni la poésie, ni le rêve, ne le laisse insensible. Après les grands coups de lumière, il aime les demi-teintes et les effets de clair-obscur. Pour le duo final, dans l’ombre de la crypte mortuaire, il demande au poète « un dialogue très bref, un adieu à la vie, quelque chose de doux, de vaporeux. » Et c’est bien cela que la musique, encore plus que les paroles, nous a donné. Au début du troisième acte (les bords du Nil), Verdi souhaite également encore un moment de repos, de langueur. Il fait et refait, ne lui trouvant jamais assez de caractère, la musique du chœur dans la coulisse. Puis il y ajoute « un petit morceau » (un pezzettino), pour Aida seule, « une idylle, comme vous disiez vous-même. Il est bien vrai que le personnage, en un pareil moment, s’y prête mal ; mais en rêvant un peu, avec un souvenir pour les rives natales, on pourrait faire ce petit morceau calme et tranquille, qui serait un baume à ce moment-là. » Cette fois encore, Verdi voyait, ou plutôt entendait juste, et rien qu’à nous rappeler nous-même la mélodie embaumée, nous croyons en respirer l’exotique et nocturne parfum.

Le temps passe et voici les dernières années, celles d’Otello et de Falstaff, les deux suprêmes et parfaits chefs-d’œuvre. Les « copialettere » font mention d’Otello pour la première fois en 1879. Le maître écrit à Ricordi ! « Vous savez comment naquit ce projet de chocolat. Vous dîniez chez moi avec Faccio [1]. On parla d’Otello, on parla de Boito. Le lendemain, Faccio m’amena Boito. Trois jours après, Boito m’apporta le plan d’Otello. Je le lus et le trouvai bon. Je dis : Faites le poème, il servira toujours, à vous, à moi, à un autre... etc. » Verdi craignait d’abord de s’engager. Puis, il s’engagea tout de même, et l’on sait comment, huit ans après, il fit honneur à ses engagemens. Pour Falstaff, il hésita, se réserva plus encore. En 1889 (il avait soixante-seize ans), il écrivait à Boito : « Vous, en traçant Falstaff, avez-vous jamais pensé au chiffre énorme de mes années ? Je sais bien que vous me répondrez en exagérant l’état de ma santé : bonne, parfaite, robuste... Malgré cela, vous conviendrez avec moi que je pourrais être taxé d’une grande témérité si j’assumais une telle charge. Et si je ne résistais pas à la fatigue ? Si je n’arrivais pas à terminer la

  1. Le chef d’orchestre de la Scala.