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de corsets ou de gilets renforcés de baleines réussissait à maintenir chez lui une sveltesse toute féminine.

Il me souriait vaguement, avec un regard fixe et « absent » tout ensemble ; et ce fut d’un ton quasi machinal qu’il me dit : « J’ai appris, mademoiselle, que vous aviez eu un grand-père intéressant ! » Là-dessus, un franc éclat de rire de la Princesse, déclarant que « c’était là une singulière recommandation pour une jeune femme. » Le Prince parut un instant gêné, comme s’il avait dit ce qu’il ne fallait pas ; mais bientôt il se résolut à rire, lui aussi, et je fis de même, en répondant que j’étais infiniment ravie d’entendre du moins l’éloge d’un de mes grands-pères.

Tout de suite, après cela, le Prince se mit à parler de ses fils, simplement pour dire quelque chose. Son anglais était excellent, comme celui d’un ancien étudiant d’Oxford qui, ensuite, aurait eu à habiter quelque temps l’étranger. Sa manière de parler était rapide, un peu saccadée ; et son sourire, d’ailleurs agréable, conservait toujours quelque chose d’ « absent, » sauf lorsque, tout d’un coup, le Prince rencontrait un sujet qui l’intéressât personnellement, un sujet comme tel ou tel sport, ou bien encore sauf le cas où quelqu’un se trouvait d’accord avec lui sur une question politique. Il y avait dans tout son être une atmosphère superficielle de jeunesse et d’ingénuité ; mais ses yeux me frappèrent, dès l’abord, par leur ressemblance avec ceux d’un animal, — des yeux bizarres, étroits et perçans, avec une ombre de fausseté qui peut-être résulte simplement d’une légère divergence des regards aux deux coins. J’ajouterai que, dès cette première rencontre, je n’éprouvai point l’impression que le père de mes élèves me plairait ou que j’aurais chance de lui plaire, — à supposer même qu’il daignât jamais prendre la peine de s’apercevoir de mon existence.


Parfois encore Mlle X..., — dont la dette d’obligation envers le père de ses élèves, notamment, n’est pas à beaucoup près aussi considérable qu’on pourrait l’imaginer d’après ses généreuses paroles de tout à l’heure, — s’amuse à répartir entre les deux personnages, le jeune prince « fictif » et le vrai Kronprinz, les nombreux renseignemens qu’elle possède touchant la personne et l’histoire de ce dernier. Après avoir mis sur le compte de l’autre prince, par exemple, ce qu’elle avait à nous apprendre de l’extrême sécheresse et pauvreté intellectuelle du fils aîné du Kaiser, elle ne se fait pas faute de rattacher expressément à son portrait de celui-ci les piquantes « révélations » d’une certaine Comtesse qui, d’ailleurs, nous est présentée par elle tantôt comme l’amie la plus intime de la femme du Kronprinz, et tantôt comme celle de la mère des trois petits élèves.


— S’il n’y avait pas pour nous avertir l’étrange regard fuyant du Kronprinz, — lui murmure un jour à l’oreille l’indiscrète Comtesse, — nous serions tentés de le prendre pour un brave garçon tout naïf, toujours souriant ou riant aux éclats, et avec la franchise d’allures de son père.