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aussi me hâtai-je de les faire sortir, après avoir simplement observé le contraste du général von Hindenburg et du maigre Kronprinz, avec ses yeux brillans d’animal, un peu fuyans vers les bords. Le général von Hindenburg, lui, me semblait tout formé d’une superposition de carrés. Carrées étaient non seulement ses grosses mâchoires combatives, mais aussi sa tête, aux cheveux taillés en brosse. Ses yeux mêmes, sous de pesantes paupières gonflées, avaient quelque chose de carré, et pareillement son nez, ses oreilles, son épaisse moustache, que l’on aurait dite prolongée artificiellement par des favoris descendant au milieu des joues.


Quant au général von Kluck, — un des visiteurs habituels du Kronprinz, — celui-là était remarquable surtout par l’ampleur du haut de son crâne, qui faisait paraître sa tête comme « surmontée d’un dôme. » Avec cela, un air toujours distrait ou absorbé, comme si le général s’obstinait à la poursuite d’un rêve intérieur. Un jour, cependant, Mlle X… l’a entendu dire qu’ « on voulait décidément l’envoyer en France. » Et le fait est que la jeune institutrice fut tout étonnée, quelques mois plus tard, de l’impression extraordinaire produite chez les parens de ses élèves, lorsque ceux-ci reçurent par la poste une boîte de pastilles de chocolat, accompagnée d’une carte de visite où le général von Kluck avait écrit de sa main : « Chocolat français envoyé de France à deux braves petits soldats allemands. » Le plus étrange fut qu’en lisant cette carte le père des « deux petits soldats allemands » ne put s’empêcher d’admirer « le courage intrépide du vieux von Kluck. » Et c’est seulement ces temps derniers que Mlle X… a pu enfin comprendre, ou plutôt deviner, ce qu’avait eu de particulièrement « intrépide » l’excursion en France d’un général allemand qui, — nous a-t-on assuré, — s’est trouvé connaître d’avance à merveille tous les secrets des « champignonnières » du Soissonnais.

Précédemment déjà, la première année de son séjour en Allemagne, Mlle X… avait eu l’occasion de rencontrer une autre des gloires militaires allemandes, le terrible général von Bernhardi. « Dès l’instant où je l’ai vu, j’ai senti en effet qu’il y avait là une personnalité considérable, mais avec cela profondément antipathique. » Le fameux théoricien de la « guerre future » ne se cachait pas, au surplus, de son mépris universel pour les femmes, « contredisant brutalement la sienne propre à la table publique des hôtels, lorsqu’il lui arrivait de voyager avec elle, marchant toujours devant elle dans la rue, et la refoulant des coudes, comme aussi toutes les autres femmes, quand il s’agissait de franchir une porte. »

Sa haine méprisante pour les Anglais était encore un des sentimens dont il se montrait le plus fier. Un jour qu’il questionnait les élèves