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tranchantes, Nietzsche ne fait que traduire l’axiome fondamental de la philosophie de Goethe. C’est bien, en effet, dans le sens de la terre que se déroule le fil conducteur, dont nous a muni, au départ, le poète de Faust : « Du ciel, par le monde, à l’enfer. »


Voici donc l’Homme, seul devant la Nature, dont il est la conscience éphémère et sublime. Voici Faust devant la Vie. Quelle Bible le guidera ? Un homme fort est à lui-même sa loi. Il sent assez sa puissance pour corriger les textes des antiques révélations et se substituer aux législateurs sacrés.

Le Docteur allemand ouvre l’Évangile, et, avec la sérénité d’un philologue de son pays accommodant à sa façon un vers de Virgile, il biffe d’un trait la leçon de l’Esprit-Saint, qu’il remplace par la sienne : « Je veux, dit-il, traduire une fois, en la simplicité de mon sentiment, l’original sacré, dans ma chère langue allemande… Il est écrit : « Au commencement était le Verbe. » Dès ici, je m’arrête. Qui m’aidera à aller plus loin ? Il m’est impossible de donner tant de valeur au Verbe. Je dois le traduire autrement, si la lumière spirituelle m’éclaire. Il est écrit : « Au commencement, était l’Esprit. » Réfléchis bien à cette première ligne, et ne laisse point ta plume se hâter. Est-ce bien l’Esprit qui fait et ordonne tout ? Il devrait y avoir : « Au commencement, était la Force. » Et cependant, en écrivant ceci, quelque chose me dit de ne point m’y tenir. L’Esprit vient à mon aide : enfin, je commence à voir clair, et j’écris avec confiance : « Au commencement, était l’action. »

Rien de plus caractéristique ni de plus suggestif que les pauses de cette méditation. Reprenons-la, en suivant pas à pas le Docteur.

L’Évangile avait dit : « Au commencement, était le Verbe. » Mais non, répond Faust, c’est une erreur ! « Il m’est impossible de donner tant de valeur au Verbe. » En effet, le Verbe, c’est la pensée parfaite, c’est l’Idée éternelle et réalisée qui domine le devenir. À ce titre, il répugne à tout ce qu’il y a d’anarchique, d’amorphe, et, au fond, d’anti-intellectuel dans l’âme germanique. Goethe lui refuse donc le rang primordial. Il descend un degré au-dessous, et, un moment, il hésite devant cette puissance indéterminée qu’il appelle der Sinn et que notre