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La première de ces îles, qui affecte grossièrement la forme d’une écrevisse, — d’où son nom, — se colle exactement au flanc de la presqu’île slesvigeoise du Sundewitt, dont les collines verdoyantes portent encore les talus affaissés des redoutes de Düppel. Sonderbourg, la toute petite capitale d’Alsen, n’est séparée de l’ouvrage qui formait le réduit de la défense (en même temps que la tête de pont, en cas de retraite des défenseurs dans l’île) que par le Sund d’Alsen, qui n’a là que 150 mètres de largeur. Il y a quelque vingt-quatre ans, alors que l’équilibre des forces navales entre la France et l’Allemagne n’était pas encore rompu à notre détriment, l’État-major de Berlin éprouva quelques préoccupations au sujet de la possibilité d’un débarquement français dans le Slesvig, par la voie de l’île d’Alsen. Les grandes manœuvres de septembre 1891, combinées entre la flotte allemande et le IXe corps (Slesvig-Holstein), prirent pour thème cette descente qui fut, expérience faite, jugée possible. Le soir de la rencontre finale entre les deux partis, un officier français, que les circonstances avaient conduit par-là, entrait dans un hôtel de Sonderbourg pour s’y restaurer, au moment où un groupe d’officiers allemands, fort bruyant d’ailleurs, célébrait, le verre en main, le succès de l’attaque. La maîtresse de la maison, reconnaissant l’étranger à son accent, lui dit aussitôt : « Vous êtes Français, je suis Danoise… je l’étais, du moins !… je ne veux pas que vous preniez votre repas avec ces gens-là. Venez dans ma salle à manger particulière… Tenez ! regardez ce portrait : c’est celui de mon frère qui était sergent-major dans notre armée et qui a été tué à Düppel, en 1864, là, presque sous mes yeux… » Des larmes coulaient sur son visage. L’officier français était profondément ému. Et maintenant, au milieu de cette guerre si longtemps attendue et si différente, à beaucoup d’égards, de ce qu’il imaginait alors, le mélancolique souvenir le poursuit de ce bref entretien avec l’honnête et vaillante Danoise qui, sous la domination du vainqueur détesté, n’avait rien oublié, rien pardonné…

Ne quittons pas l’ancienne île danoise sans noter que la longue et profonde baie de Ilorup, au Sud-Est de Sonderbourg, reçoit fréquemment la visite des escadres impériales. Toute cette région abonde d’ailleurs en excellons mouillages, et il est rare, en quelque saison que ce soit, que le golfe de