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grenadiers épars. Il jette un adieu à son colonel, et le bataillon, e3nlevé par son grand geste, suit son chef sans hésiter. Les prairies sont balayées par les obus, barrées de tirailleurs prussiens, l’air coupé, à hauteur des poitrines, par l’éventail des mitrailleuses. En avant ! Il n’y a plus d’obstacles, il n’y a plus de dangers, il n’y a plus de fatigues ; il n’y a plus qu’une charge obstinée et sublime, qui s’enfonce là-bas, au-delà des ruisseaux, des chemins, des arbustes, des tranchées, sur le terrain perdu ; une charge qui bondira, — enthousiaste, mais volontaire et grave dans son emportement, — à douze cents mètres, à la digue de l’Yser où le major, soudain frappé, tombera mort parmi ses derniers soldats.

Reconquête sanglante, reconquête éphémère. Le soir, les Allemands, dont la foule semble inépuisable, avaient, une fois encore, repassé le fleuve ; leurs 6e et 44e divisions prenaient pied définitivement sur notre rive et nous rejetaient à six cents mètres en arrière. La tête de la boucle était perdue.

Il nous restait des tranchées à droite et à gauche, appuyées au fleuve et aux villages. L’ennemi ayant atteint partout les berges de l’Yser, ayant moulé en quelque sorte, — à vingt mètres de distance, — sa ligne sur la nôtre, prenait ces tranchées d’enfilade et à revers. Les tranchées devinrent intenables. Ce fut le sort du poste avancé de Schoorbakke qui, attaqué de tous les côtés à la fois, mal relié à l’autre rive par un squelette de passerelle, fut, pendant toute la nuit du 22 au 23, comme un puits de soufre et de flamme. Le bataillon du 4e de ligne, qui désespérément s’y cramponnait, dut l’abandonner à l’aube. Du moins l’humble glacis de la tête de pont qu’il avait si héroïquement défendue était-il jonché d’un millier de cadavres et de mourans. Pour pénétrer dans le village, les Allemands durent littéralement piétiner leurs morts.

Dans la boucle on se bat sans trêve. A cinq heures du matin, devant les Belges sommairement retranchés, des voix joyeuses précèdent un groupe qui accourt : « Ne tirez pas ! Ne tirez pas ! Nous sommes Anglais ! » Est-ce un rêve ? une vision qu’apporte l’aurore déjà blanchissante ? Des blessés se dressent, des bras sont tendus, des bustes hissés. A l’instant même, les faux Tommies, à trente mètres, démasquent leurs mitrailleuses. Ah ! les maudits ! Le combat s’acharne, se mêle, se brouille. Le bombardement se précipite ; notre force de résistance s’use et se