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venaient d’aborder avec leur chef se campèrent derrière celui-ci, le fusil levé.

— Je désire voir le capitaine de ce vaisseau l dit l’officier, en excellent anglais.

— C’est moi qui suis à la fois le capitaine et le maître de la goélette ! déclara emphatiquement Lupeta. Et je demande, tout d’abord, à savoir de quel droit vous vous permettez d’arrêter en pleine mer un vaisseau américain ?

L’officier se borna à marmotter : « Oh ! oh ! un nègre ! » puis se mit à rire grossièrement. Sans accorder dorénavant la moindre attention à Lupeta, il nous regarda tous à la ronde, comptant à mi-voix en allemand, ein, zwei, drei, et ainsi de suite. Enfin il dit tout haut, en anglais :

— Neuf hommes blancs, sept indigènes, une femme blanche, et un nègre !

— Vous aurez à répondre de votre insolence, monsieur, s’écria Lupeta. Je suis Américain, et je vous ferai savoir…

L’Allemand fit un pas en arrière et grommela un ordre qui eut pour conséquence de faire abaisser sur nous les canons des six fusils des prétendus marins.

— Je n’ai pas de temps à perdre en bavardages inutiles ! reprit l’officier allemand, d’une voix ricanante. Allons, que tout le monde descende dans ma chaloupe ! Allons, un peu plus vite,… et toi d’abord, le vieux nègre ! Quoi ! qu’est-ce que c’est ?…

Un revolver claqua, et nous vîmes le pauvre Lupeta s’abattre sur le pont, la tête traversée d’une balle. L’effrayante soudaineté de la tragédie acheva de nous ôter tout reste de courage. Lupeta avait simplement levé le bras pour désigner son pavillon américain, par manière de protestation ; et voilà que déjà son cadavre gisait à nos pieds !

Il y eut un instant de profond silence, après lequel l’Allemand reprit, s’adressant à nous :

— Vous voyez, mes gaillards, que je ne plaisante pas ! Allons, espèce de racaille, vite dans la chaloupe, si vous tenez à votre peau !

… Notre voyage jusqu’au navire allemand ne doit pas avoir duré plus de quelques minutes. Une échelle nous servit à monter sur le pont de notre future prison, où nous eûmes ensuite à passer entre une double rangée de baïonnettes pour arriver jusqu’à une petite barrière, tout à l’avant, contre laquelle nous reçûmes l’ordre de nous ranger. Le capitaine était là qui se promenait de long en large, flanqué de deux jeunes officiers dont l’élégant uniforme nous faisait voir une coupe toute différente de celle de la longue redingote, usée et graisseuse, de leur chef. « Ces deux jeunes gaillards sont probablement des officiers de la marine de guerre — me murmura dans l’oreille Maurice Blake, debout près de moi. — De même aussi l’animal qui nous a faits prisonniers et qui a tué Lupeta n’a rien de commun avec l’équipage ordinaire du paquebot : mais celui-là appartient à une autre classe, et doit être, si je ne me trompe, un capitaine d’artillerie. Évidemment le paquebot vient d’être affecté depuis peu à une destination militaire. Son ancien équipage continue toujours encore à le diriger : mais le commandement est passé en de nouvelles mains. Il n’y