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méconnais pas tout ce qu’il y a de révolutionnaire dans cette proposition, ni les difficultés d’exécution, d’ailleurs surmontables, qu’elle soulèverait. Je regrette qu’elle porte atteinte au caractère sacré de la dette que la société a contractée envers ses défenseurs. Peut-être n’y porte-t-elle atteinte qu’en apparence, puisqu’elle tend au profit du créancier autant ou plus qu’au profit du débiteur ; et puis l’intérêt social l’exige peut-être. Songeons à toutes les tentations qui vont assaillir demain nos mutilés. Ils rentrent chez eux : ils vont prendre un peu de repos avant de se remettre au travail. Ne l’ont-ils pas bien gagné ? La petite pension le permettant, presque fatalement le repos se prolongera plus qu’on ne l’avait d’abord prévu. Ils hésiteront à s’éloigner de nouveau si rapidement de la famille. L’oisiveté les engourdira. L’habitude du cabaret les guettera. Avec une blessure de la guerre la mendicité peut-être sera fructueuse. Elle tient l’homme dans des tenailles aussi fortes que la boisson. J’ai connu des cas de nostalgie de la rue aussi tenaces que peut l’être le besoin de l’alcool ou celui de la morphine. M. le docteur Mosny dit très justement que parmi les mutilés ceux-là seuls devront être rééduqués qui consentiront à l’être, et il pense que 10 pour 100 au plus auront à la fois la capacité et la volonté de travailler. Nous devons tout faire pour nous prémunir contre un résultat aussi déplorable. Il faut à tout le moins qu’impitoyablement les délits d’ivresse et de mendicité suspendent, et, après récidive, suppriment le droit à la pension. Nous voulons sauvegarder la dignité de ceux que leur héroïsme exposera demain. Jamais encore la question ne s’était posée sous la forme angoissante qu’elle prend.

Maintenant que nous savons que cette guerre sera très longue et qu’elle fera un peuple de mutilés, le problème se présente ainsi : voulons-nous laisser se constituer dans nos villes et nos campagnes une population de mendians et d’ivrognes, et cela aux dépens de ceux d’entre nous auxquels nous avons le plus d’obligation, et pour lesquels nous voulons que nos enfans gardent au cœur une admiration inaltérée ?

Il faut espérer que des mesures seront prises pour nous garantir contre une plaie sociale qu’il serait vite trop tard pour guérir. Mais sur ce point sans aucun doute l’opinion publique et la bienfaisance privée peuvent beaucoup. D’abord il appartiendra aux particuliers et aux sociétés privées d’encourager de