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Il est malaisé d’ailleurs de formuler des préceptes généraux en pareille matière : ce sont essentiellement des questions d’espèce. Il me sera possible d’être plus précis en parlant d’un cas déterminé que je connais mieux que les autres, celui des soldats aveugles[1].


II

Ils sont très nombreux. Jamais aucune guerre n’avait fait autant d’aveugles. Je ne dis pas absolument parlant, ce qui va de soi, mais même proportionnellement au nombre total des mutilés. Cela se conçoit sans peine : dans le combat de tranchées, c’est à la tête le plus souvent, au moment où elle émerge, que le soldat est blessé. Aucune statistique complète n’existe encore, que je sache ; mais certainement, pour la seule France, le nombre des soldats aveugles dépasse déjà de beaucoup quinze cents.

Je ne dirai pas que le soldat aveugle est la plus misérable des victimes de la guerre : le public n’est que trop porté à le penser sans qu’on le lui dise. Il m’appartient d’observer plutôt que, à mon avis, puisqu’il peut se refaire une vie active, il est moins à plaindre que nombre de malades à jamais impotens. Mais c’est à la condition expresse qu’on lui donne le moyen de se refaire une vie active. Comment ne pas avouer que le choc moral auquel il est soumis est le plus brutal de tous, que l’infirmité qui s’abat sur lui bouleverse son moi et impressionne ceux qui l’entourent plus qu’aucune autre infirmité ? La brisure entre hier et demain chez lui est totale. J’ajoute que l’aveugle est de ceux qui ont le plus à se plaindre de l’insuffisance de leur pension, de ceux par conséquent pour lesquels le problème de la subsistance se posera avec le plus d’acuité. Plus est grande l’incapacité de travail provenant de la mutilation, plus la pension est insuffisante, car elle ne croit pas dans la même proportion. Le borgne recevra une pension annuelle de 600 francs ; celle de l’aveugle sera de 975. Or, le borgne n’a presque rien perdu de ses facultés de travail. Il n’est presque

  1. Voir sur cette question la brochure publiée par l’Association Valentin Haüy (9, rue Duroc, Paris) sous ce titre : Les soldats aveugles et leur réadaptation à la vie utile.