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ceux des tremblemens de terre, les deux Amériques ou l’Asie de l’Afrique.

Singulière destinée aussi, celle de cet Alfred Nobel qui, ayant créé un outil formidable et capable de bouleverser la surface terrestre, vrai levier d’Archimède, a voulu que du moins sa fortune fût consacrée aux arts de la paix, et a institué ce prix, tombé on ne sait comment dans la cassette du chimiste Ostwald, — chimiste, ou plutôt alchimiste, qui veut tenter l’impossible transmutation des âmes libres en esclaves, — ce prix qui a servi à payer peut-être les pastilles incendiaires de Senlis et de tant d’innocentes et douces cités.

A vrai dire, ce n’est pas seulement des engins de paix qu’a créés Nobel. Les dynamites-gommes, découvertes par lui en incorporant à la nitroglycérine un fulmicoton spécial, sont plus puissantes encore que l’ancienne dynamite. La cordite anglaise, qui est la poudre propulsive de nos alliés, est une dynamite-gomme. Les Allemands ont employé aussi des dynamites-gommes.

En créant ces substances terrifiantes, — mais moins terrifiantes, heureusement, que notre mélinite et nos poudres, — Nobel était de ceux qui espéraient que de l’excès même des moyens de destruction sortirait l’impossibilité de s’en servir. On sait ce qu’il est advenu de cet espoir :


… Belle Philis, on désespère
Alors qu’on espère toujours…


En somme, c’est bien la chimie qui est la vraie déesse, la moderne Bellone, de cette guerre. C’est elle qui propulse dans les airs l’acier coupant et le cuivre lourd. C’est elle qui, tout le long de cet étroit ruban déterre où du Jura à la mer s’arc-boutent nos espoirs, fait chanter dans le ciel l’essaim bruissant et mortel des projectiles aux ailes métalliques.

La chimie étend aujourd’hui d’une façon sinistre, en plantant parmi ses cornues la sombre faux de Thanatos, sa mission qui est, disent les manuels, de décomposer les corps : les corps bruts de la nature minérale comme aussi les beaux corps si souples des jeunes guerriers.


CHARLES NORDMANN.