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alors même qu’on pourrait le croire tout occupé de la société romaine. Son histoire est une œuvre de propagande autant que de science : scribiturad probandum, non ad narrandum, eussent dit les Latins. Il a une doctrine, qu’il ne peut ni ne veut oublier. Cette doctrine, — pour reprendre le mot de Bossuet sur le jansénisme de l’Augustinus, — elle est partout et nulle part. Elle n’est exposée en aucun endroit d’une façon systématique, mais elle est sans cesse présente et vivante. C’est à elle que l’œuvre doit son animation, sa portée, son captivant intérêt, — et aussi, croyons-nous, son influence néfaste : c’est elle qu’il nous faut essayer de définir.


II

Le premier article du credo de Mommsen, c’est qu’il y a dans l’histoire de l’humanité des peuples supérieurs, des peuples élus, seuls chargés de gouverner et de diriger les autres. Humanum paucis vivit genus, ce vers célèbre de Lucain pourrait être sa devise, si par pauci on entendait, non seulement les individus, mais les races d’exception. Il n’aime pas les nations d’importance secondaire : quand il est obligé de les étudier, il les examine avec une sorte d’impatience dédaigneuse, et s’y attarde le moins qu’il peut. Lorsque, au contraire, la lutte historique vient à se concentrer entre deux ou trois États de premier ordre, lorsque le drame n’a plus que des protagonistes sans comparses, il ne peut retenir un cri de joie. Ecoutons-le au moment où il aborde le récit des guerres de Rome contre Pyrrhus et contre Carthage : « À cette heure solennelle, les nations que la faveur des dieux et leurs hautes aptitudes ont placées chacune à la tête du monde environnant, vont se rapprocher et se heurter ; de même qu’à Olympie ceux qui avaient vaincu dans les premières épreuves étaient réservés pour une seconde joute plus sérieuse, de même, dans cette vaste arène où sont en jeu les destinées de l’univers, Carthage, la Macédoine et Rome vont entrer en lice. » On sent ici, non seulement le soulagement du narrateur, heureux de voir la trame des événemens se simplifier, mais plus encore l’allégresse d’un homme qui aime à n’avoir sous les yeux que des champions d’élite.

A vrai dire, cette croyance à la mission spéciale de races privilégiées n’est pas propre à Mommsen. Elle se retrouve chez