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grandes ouvertes à l’étranger. On ne vivait que de respect admiratif pour les beaux fruits du voisin et on greffait les arbres du pays de ses plus savoureuses essences. On vivait avec les latinités sur un pied de vénération sentimentale et ce que d’une part les humanités apportaient en clartés par les voies universitaires, la passion romantique pour l’Italie le faisait pénétrer dans ces cercles patriarcaux en élans et en lyrisme.

Voyons d’abord le grand-père Körner : il est encore un produit de la scolastique. Professeur de théologie, hirsute malgré la rigidité de sa perruque à marteaux, il est une manière de mandarin grave et épais. On pourrait dire que sa science marchait à plaisir dans le labyrinthe des disputes aussi stériles que violentes, si le mot « plaisir » était en quelque circonstance applicable à une manière d’être aussi solennelle. Mais la culture française avait traversé le Rhin et atteint la dure écorce de cette cime figée : le magister de l’orthodoxie a un fils qui sera touché par les grâces. À dix-sept ans déjà, ce fils libère son esprit du pesant et pédant ascétisme du toit paternel. Il découvre le sens de la sociabilité française. Les conversations sur l’art et la beauté ne lui semblent plus être des occupations superflues ou criminelles qu’on doit fuir, mais des moyens d’ennoblir ses goûts et d’élever ses habitudes. C’est lui, ce Christian Gottfried Körner, qui va devenir enfin l’ami des plus grands esprits d’alors, un centre du libéralisme le plus éclairé, et enfin le père de ce fils « glorieux » qui se jettera dans les griffes de l’aigle prussien.

En 1778, le jeune Christian, agrégé de l’Université, se mit à fréquenter une maison bien faite pour le charmer. Il nous faut la décrire. Quelques années auparavant, le jeune Goethe, avide de tout savoir, avait souvent gravi ses escaliers de bois vermoulu pour y recevoir, dans une mansarde haut perchée, les premières leçons de gravure au burin d’un honnête homme nommé Stock. Celui-ci avait deux filles. Dora, l’aînée, habile artiste, les plus beaux yeux du monde, un peu contrefaite, pas assez cependant pour ne rendre point éperdument amoureux d’elle un Parisien, Louis-Ferdinand Huber, peintre estimé, qui avait apporté de sa ville natale la passion éclairée des arts et l’élégante sensibilité des lettres. Minna, la cadette, avait une âme musicale et attendrie dans un corps