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Au dehors, derrière la maison, s’étendait un jardinet, entouré d’une haie toujours vibrante d’abeilles, et où je ne voyais que les ostensoirs jaunes des tournesols au milieu des carrés de fèves, ou la foison des violettes à demi dissimulées sous l’herbe drue. Cette maison de la vieille Jeannette, c’était un coin de poésie perdue parmi les trivialités du village.


Le moulin, trépidant du grondement des meules, éclaboussé d’eau jaillissante, faisait une autre figure. Dominant la cascade de la rivière, il se reflétait coquettement, avec ses deux arches de maçonnerie et sa double roue ruisselante, dans le bassin naturel formé, en contre-bas, par la chute de l’Othain. Des flottilles de canards cinglaient sous les saules, dont l’ombre épaisse rendait l’eau des berges noire comme l’ébène. En été, cet endroit imposant et gai nous attirait dans son cercle de fraîcheur, d’eaux sonores et toutes crépitantes de reflets.

Outre les mystères qui s’accomplissaient dans la chambre des meules et dans le demi-jour du blutoir, le moulin était alors le théâtre de solennités qui nous mettaient en joie et qui révolutionnaient les alentours. C’était, par exemple, le curage du bief, opération considérable, à propos de quoi les pêcheurs étaient convoqués par le meunier. On levait les vannes, l’eau bourbeuse baissait peu à peu, découvrant un fond de vase et d’herbes aquatiques, où se tordaient des anguilles, où frétillait une quantité prodigieuse de poissons. Cela devenait une véritable pêche miraculeuse. On empilait cette provende dans des « charpagnes » et dans tous les paniers disponibles du moulin. Devant la table de la cuisine, la vieille Jeannette, qui était de la fête, vidait, écaillait les carpes et les brochets, leur remplissait le ventre et les ouïes avec de la poudre de charbon, pour les empêcher de se corrompre. On mettait de côté les plus belles pièces, qu’on disposait soigneusement dans des corbeilles d’osier, sur un lit de roseaux, et qu’on expédiait ensuite aux amis et aux parens du voisinage. La meunière elle-même, la face enflammée entre ses boucles d’oreilles rutilantes, présidait aux fritures. Rieuse et loquace, elle faisait sauter les perches et les chevênes dans une poêle à longue queue, qu’elle replaçait sur un trépied, au milieu de l’âtre embrasé de tous ses feux.

D’autres fois, c’étaient de grandes parties de pêche,