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un esprit de justice et de sympathie pour les Arméniens, les autres dans le dessein d’utiliser au service de l’expansion économique allemande une race remarquablement douée pour le négoce et les affaires, menaient en Allemagne une campagne d’opinion en faveur des Arméniens. Mais les politiques, surtout ceux de Constantinople, notamment l’ambassadeur, le baron de Wangenheim, voyaient d’un mauvais œil une tactique qui déplaisait à l’esprit étroit et sectaire des Jeunes-Turcs. « Nous détestons les Arméniens, » disait, dans l’été de 1914, à un Arménien notoire, un fonctionnaire de l’ambassade allemande. Les Arméniens, dans leurs montagnes, dominent, comme du haut d’un puissant bastion, les défilés et les plaines où s’avance le chemin de fer de Bagdad ; le massif arménien, précédé par les montagnes du Zeitoun et les crêtes de l’Amanus et du Taurus, commande les passages difficiles par où le commerce et les armées sont obligés de passer pour descendre des plateaux anatoliens vers la Syrie et les vallées du Tigre et de l’Euphrate. Par le Nord, les régions peuplées d’Arméniens confinent à d’autres régions, également peuplées d’Arméniens, qui sont sous la domination russe. En donnant aux Arméniens des réformes qui encourageraient chez eux l’espoir d’une autonomie plus complète, n’allait-on pas faire le jeu de la politique russe ? Ne valait-il pas mieux favoriser la politique de « turcisation » et de centralisation suivie par le Comité Union et Progrès, travailler à l’unification de toutes les races et supprimer jusqu’au nom et au souvenir des anciennes indépendances arménienne et arabe ? L’Arménie se dressait sur le chemin de l’expansion économique et politique de l’Allemagne : elle devait disparaître.

C’est alors que le docteur Paul Rohrbach, le publiciste allemand bien connu, dans sa brochure sur « le Chemin de fer de Bagdad, » suggéra un moyen ingénieux de concilier les deux tendances et d’utiliser, au profit de l’Allemagne et de ses entreprises, les capacités et le travail des Arméniens, tout en supprimant le péril politique que constituait, selon lui, une Arménie trop voisine de la Russie. Il proposa de transplanter les Arméniens, de les faire descendre de leurs montagnes et de les établir en colonies le long du chemin de fer de Bagdad. La ligne allemande traverserait ainsi des pays plus riches et plus industrieux ; les déserts se couvriraient de moissons et de villages, et les actionnaires du « Bagdad » s’en trouveraient bien. Les