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« Le matin suivant, nous entendîmes passer le cortège des expulsés sur la grande route qui mène à Erzingan. C’était une grande troupe, deux ou trois hommes seulement, tout le reste des femmes et des enfans. Beaucoup de femmes avaient l’air folles. Elles criaient : « Sauvez-nous, nous nous ferons musulmanes ou allemandes, ou tout ce que vous voudrez… » D’autres se taisaient et marchaient patiemment avec quelques paquets sur le dos et leurs enfans à la main. D’autres nous suppliaient de sauver leurs enfans. Beaucoup de Turcs venaient chercher des enfans ou des jeunes filles, avec ou sans le consentement des parens. Il n’y avait point de temps pour réfléchir, car la troupe était sans cesse poussée en avant par des gendarmes à cheval, qui brandissaient leurs fouets. A l’entrée de la ville… il y avait comme un marché d’esclaves ; nous prenons nous-mêmes six enfans entre trois et quatorze ans qui se cramponnent à nous… Avec des cris de douleur, la troupe des misérables continue sa route, pendant que nous retournons à l’hôpital avec nos six enfans. Le Dr X… nous permet de les garder dans notre chambre… Le plus petit, fils d’un homme riche de Baïburt, caché dans le manteau de sa mère, le visage gonflé par les pleurs, ne peut se consoler. Un moment, il se précipite à la fenêtre, en montrant un gendarme : « Voilà celui qui a tué mon père… »

«… Nous nous rendîmes ensuite à cheval dans la ville, afin d’obtenir pour ces enfans la permission de voyager. On nous dit que les autorités étaient en séance, pour décider du sort du convoi qui venait d’arriver… Dans la nuit, on frappa violemment à la porte et on s’informa s’il y avait là deux femmes allemandes. Puis, tout redevint tranquille, au grand contentement de nos petits. Leur première demande avait été si nous empêcherions qu’ils devinssent musulmans, et si notre croix (la croix rouge des infirmières), était la même que la leur. Alors ils furent calmés… Le Hodja (prêtre turc) de notre hôpital arriva et nous dit : « Si Dieu n’a pas pitié, pourquoi voulez-vous avoir pitié ? Les Arméniens ont commis des cruautés à Van. Cela est arrivé parce que leur religion est ekasik (inférieure). Les Musulmans n’auraient pas dû suivre leur exemple, mais exécuter le massacre d’une manière plus clémente. »

«…Alors nous nous rendîmes chez le mutessarif lui-même. Cet homme avait l’air d’un démon en personne, et sa conduite