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Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 31.djvu/60

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incessante de ces deux patries, dont nous sommes le centre conscient. Que seraient l’homme et l’humanité sans l’individualité et sans l’inspiration ? Une matière inerte. Si sainte Odile n’avait pas été une âme débordante d’amour et de foi, elle n’eût point dompté le féroce Atalric, son père, et converti au christianisme les barbares mérovingiens. C’est parce qu’elles sentent le souffle divin et savent le transfuser en un verbe nouveau que les âmes conscientes et les volontés maîtresses jouent le drame de l’histoire. Le sol et la race ne leur fournissent que les décors et les costumes. — Une destinée impérieuse m’a poussé à rappeler, à mes risques et périls, ces vérités à notre temps qui a cessé de les comprendre parce que son âme s’est atrophiée. J’ai plus vécu dans l’éternel que dans l’éphémère, dans l’idéal que dans le réel. Vous voyez que je ne suis pas fait pour l’opération délicate que vous attendez de moi.

— Vous me peinez, reprit le docteur obstiné. Je ne nie ni n’affirme vos idées ; elles ne sont pas de mon ressort. Gardez-en le mérite ou la responsabilité. Mais, en ma qualité de médecin et de patriote, je m’attache au réel, à l’urgent, à ce sol où nous avons à faire notre œuvre de libération et de synthèse.

Et, fixant sur moi un regard d’une tristesse incisive, Pierre Bucher ajouta :

— Vous avez beau avoir d’autres patries, c’est à celle-ci, où vous êtes né, que vous devez votre sève vitale. C’est là que plongent vos racines, sans peut-être que vous le sachiez. Quittez un peu vos songes… Faites votre devoir et dites-nous notre mission.

— Je le voudrais si je le pouvais ; mais c’est à vous de le faire. Vous seul le pouvez, parce que, mieux que personne, vous avez vécu le drame intime qui se joue dans l’âme des jeunes Alsaciens, placés entre la France et l’Allemagne. Vous ne le vivez pas seulement, vous l’agissez. Vous savez donc ce qu’il est. Racontez-moi ce drame, et le dénouement sortira de votre récit.

— Vous êtes un homme étrange, poursuivit mon compagnon, en se déridant soudain de son air taciturne. Quand vous vous avisez de sortir de votre nuage, vous savez donner dans le cœur de vos amis des coups de lancette qui en font jaillir des secrets longtemps gardés et qu’ils avaient juré de ne confier à personne.

— Cette lancette, mon cher docteur, n’est autre que ma