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sentiment des pays du Nord, et, en général, de la société cosmopolite dont le célèbre critique danois était un des représentans. Le relèvement rapide de la nation, du reste, les succès de la politique coloniale de la jeune République rendirent bientôt à la France son prestige de grande Puissance, prestige qui, évidemment, ne nuit jamais au rayonnement spirituel d’un pays. Il ne venait alors encore à l’idée de personne qu’on pût remplacer le français par une autre langue dans la diplomatie ou les relations internationales. Le premier rang que la littérature française occupait depuis si longtemps dans la civilisation universelle ne paraissait pas compromis. Paris demeurait la capitale des idées, et l’on pouvait croire que la pensée française reprendrait automatiquement dans l’élite européenne sa prééminence traditionnelle.

Mais un observateur attentif qui eût été capable de ne pas se laisser influencer par le sentiment eût pu reconnaître dès lors ce qu’il y avait de précaire dans ce renouveau de prestige. Ce que l’Europe admirait dans la France au lendemain de la guerre, c’était précisément la blessure que la guerre lui avait faite, et tout ce qu’elle y avait laissé de malsain. C’était le pessimisme, l’esthétisme, le sentiment de la décadence, si puissans dans la littérature et dans la pensée française aux environs de 1880.

« La France est encore le siège de la culture la plus intellectuelle et la plus raffinée de l’Europe, écrivait Nietzsche en 1885[1], mais il faut savoir découvrir cette France du goût. Ceux qui en font partie se tiennent bien cachés : ils sont peut-être en petit nombre, ces dépositaires du goût ; ce sont peut-être des hommes dont les jambes ne sont pas des plus solides, en partie des fatalistes, des mélancoliques, des malades, en partie des efféminés et des artificiels, de ceux qui ont l’amour-propre de se cacher. Une chose leur est commune à tous : ils se bouchent les oreilles devant la bêtise effrénée et la gueule bruyante du bourgeois démocratique… Ces hommes de goût ont encore autre chose qui leur est propre : la volonté de se défendre contre la germanisation de l’esprit, et une impossibilité plus grande encore d’y réussir. Peut-être, dans cette France de l’esprit qui est aussi la France du pessimisme,

  1. Traduction de M. Henri Albert.