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Mais à cause de la liberté des institutions françaises, et parce que la France a toujours manqué d’hypocrisie, c’est dans ce pays qu’ils apparaissaient avec le plus d’éclat. C’est pourquoi tous les décadens de l’Europe en étaient venus à considérer la France comme leur véritable patrie. Cette société cosmopolite et faisandée avait d’autres salons d’hôtel : on la voyait vivre à Rome, à Venise, à Vienne, à Bruxelles, à Londres, même à Munich et à Berlin. Mais c’est à Paris qu’elle se prétendait le plus complètement chez elle. Elle recouvrait comme d’une écume brillante la vraie société parisienne, si solide, si traditionnelle en son fonds : elle s’y mêlait peu, mais peut-être serait-elle arrivée lentement à la corrompre. De toutes façons, elle avait voulu persuader au monde qu’elle était la véritable société parisienne, et peut-être même le croyait-elle sincèrement. C’est ce qui donnait l’illusion qu’il restait encore quelque chose de l’ancienne Europe française.

En réalité, l’Europe, dès ce moment, — on entend bien que je veux dire cette société cosmopolite qui, par-delà les patries, prétendait représenter le génie commun à tous les peuples, — était bien près d’accepter définitivement l’hégémonie allemande. Une conspiration universelle, si méthodiquement menée qu’elle semble avoir obéi à une seule volonté directrice, était sur le point de réussir, et, couronnant l’obscur travail poursuivi depuis si longtemps, de substituer l’esprit autoritaire et brutal de l’Allemagne moderne à la culture diverse et variée, à l’efflorescence de laquelle la France avait présidé.


Car ce fut une véritable conspiration. Peut-être est-ce en Belgique qu’on était le mieux placé pour en suivre les progrès. Nulle part l’Allemagne n’a déployé plus d’efforts pour convertir à son idéal les classes cultivées et les milieux influens, et dans la tranquille impudence avec laquelle le gouvernement de Berlin envoya son ultimatum au roi Albert, je crois qu’il faut reconnaître aujourd’hui la conviction où il était que le pays était à demi gagné. Il croyait que la Belgique, facilement résignée à accepter l’injurieuse protection de l’Allemagne protesterait pour la forme et, fort heureuse d’échapper à la tourmente, assisterait en spectatrice désintéressée à l’écrasement