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aurez le corps sain, vous pourrez faire de grandes choses ; je ne sais ce que vous pourrez quand il sera infirme. La santé du corps est d’un grand secours pour faire beaucoup de mal et beaucoup de bien : beaucoup de mal, lorsqu’on a une volonté dépravée et des penchans vicieux ; beaucoup de bien, lorsque la volonté est attachée à Dieu, notre Seigneur, et qu’elle a acquis l’habitude de la vertu. » Ils avaient déjà acquis celle de lui obéir, car chacun d’eux le jugeait plus sage que lui-même ; et François le respectait et l’aimait comme un père.

Sa conversion ne fut pas seulement un revirement de tout son être : elle fut encore une leçon de convertisseur qu’il n’oublia jamais : Du même coup, Loyola lui avait révélé sa vocation et lui avait inculqué sa méthode, ou plutôt son art. Je voudrais trouver un autre mot ; mais, en vérité, il n’y en a pas d’autre pour exprimer cette adaptation rapide aux différens milieux et aux besoins particuliers des âmes, cette perpétuelle invention de moyens dramatiques qui ne sont que la traduction immédiate d’une charité géniale. Ce n’est pas une méthode. Si l’on en faisait une méthode, on risquerait de s’enlizer dans d’étranges compromissions et d’exposer l’apostolat à des ridicules d’auteur sifflé. Les biographes de François ne peuvent retenir comme un geste d’inquiétude devant les audaces du Saint. « Il faut avouer qu’il allait loin quelquefois, » dira très justement le Père Brou. Pas plus loin, il est vrai, mais aussi loin qu’Ignace, et de la même façon. Je n’en veux qu’un exemple. Un jour, à Malacca, il s’invite à souper chez un Chinois qui, malgré son baptême, vivait comme un païen et même comme un pacha. Le souper se prolonge. Il demande abri pour la nuit, et, sa chambre prête, il prie qu’on lui amène une des servantes maîtresses de son hôte. La femme entre ; et le Chinois, les yeux écarquillés et les oreilles tendues, se colle derrière la porte. Dès qu’il fut seul avec elle, François, tirant sa discipline, se mit à se flageller et lui commanda d’en faire autant. Le Chinois a compris : il se précipite, bouleversé : « Père, s’écrie-t-il, à Dieu ne plaise que, pour mes péchés, vous répandiez votre sang ! » Soit : mais si le Chinois n’avait pas compris ou n’avait pas voulu comprendre ? Et si, quand Ignace se trempait dans l’eau glacée, le jeune amoureux l’y avait laissé pour courir à son rendez-vous ? Seulement François savait que le Chinois comprendrait, et Ignace savait que le jeune homme reviendrait sur ses pas.