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Coup sur coup, à longs traits, je bois à pleine gorge et vide à peu près la bouteille.

Réconforté par cette absorption, je vais rejoindre mes compagnons d’infortune et tenter de prendre au milieu d’eux, — car nous éprouvons tous l’impérieux besoin de nous rapprocher, de nous réunir, — quelques heures de trouble sommeil.


PRISONNIER

25 août. — Le jour s’est levé ; toujours rien de nouveau, la canonnade s’éloigne et s’assourdit. A perte de vue, par tous les cols, sur toutes les routes, se déverse en flots pressés la fourmilière allemande. Ses colonnes grouillantes couvrent la campagne où achèvent de s’éteindre les derniers incendies. Nous passons la visite des blessés ; la plupart réclament des soins urgens, quelques-uns même une amputation immédiate. L’unique médecin qui nous reste n’ose point procéder aux opérations nécessaires, et nous sommes bien impuissans à lui prêter conseil. Les heures passent, la faim se fait sentir ; notre dernier repas est loin, car, bien entendu, l’intendance française a cessé de nous ravitailler. En nous quittant, nos camarades ont emporté les dernières provisions. Si j’avais seulement une autre bouteille de vin du Rhin ! Mais le complaisant portier a disparu et la cave est soigneusement verrouillée.

L’attente devient insupportable. Les nerfs crispés, nous allons, venons, tournaillons, sans pouvoir tenir en place. L’ennemi est à présent tout proche. A trois cents mètres, nous distinguons ses patrouilles, fouillant les bois. Un hauptmann atteint à l’épaule, hier encore notre prisonnier, plein de morgue aujourd’hui et parlant en maître, donne l’ordre de déployer bien en vue tous les drapeaux à croix-rouge que nous possédons. Je sors pour obéir. A peine ai-je franchi la porte, me dirigeant vers les communs où le matériel est remisé, qu’une centaine d’hommes aux casques à pointe envahit la terrasse. Ils poussent des cris en m’apercevant, les plus rapprochés me couchent en joue. Voyant que je ne bouge pas, cinq ou six se précipitent et m’entourent : Franzose, Franzose, profèrent-ils menaçans. Je montre mon brassard, répète à plusieurs reprises : Sanitât, Sanität

Un gradé m’apostrophe : « Hôpital ?… Où le chef ? »