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Roi et mes collègues. Nous avons douze heures pour répondre… Mais je n’ai pu contenir mon indignation ! J’ai dit à M. de Below que nous aurions pu nous attendre à tout, sauf à ceci : l’Allemagne, qui se disait notre amie dévouée, nous proposant le déshonneur !… Traduisons vite, et qu’on appelle M. de Broqueville.

Je pris une plume et m’installai au bureau du ministre, tandis que le comte Léo d’Ursel et le baron de Gaiffier s’emparaient de la note allemande et commençaient immédiatement à la traduire ; j’écrivais au fur et à mesure. M. Davignon et le secrétaire général suivaient anxieusement le travail, assis dans deux fauteuils placés à droite et à gauche de la cheminée, en face du bureau. Toute cette scène est gravée à tout jamais dans ma mémoire : les physionomies des auditeurs, les pensées qui se bousculaient dans mon esprit, jusqu’à l’apparence du papier sur lequel je traçais en français les phrases de l’ultimatum, je crois que je ne pourrai jamais oublier un seul de ces détails. La traduction n’était pas facile, certaines phrases allemandes prêtant à diverses interprétations. Des discussions s’élevèrent sur le sens de plus d’une, et le premier texte français de ce document historique porte de multiples ratures et surcharges. Sans doute un expert trouverait-il en outre dans l’écriture les marques de l’extrême tension nerveuse de celui qui tenait la plume, bien qu’en apparence je restasse très calme, comme le ministre et la plupart des assistans.

Nous étions parvenus au tiers à peu près de la note allemande, quand le premier ministre entra. Il nous salua rapidement et s’assit à côté de M. Davignon. Je lui lus les quelques phrases déjà traduites, après que M. Davignon lui eût, en deux mots, résumé la démarche de M. de Below-Saleske. M. de Broqueville croisa les bras et resta ensuite absorbé dans ses pensées, le menton appuyé dans la main, jusqu’à ce que la traduction fut achevée.

Lorsque le travail fut terminé, M. de Broqueville me pria de relire la note en français, ce que je lis avec une émotion profonde, tout en m’efforçant de garder à ma voix son ton habituel[1].

  1. La traduction de l’ultimatum figure au Premier Livre Gris belge sous le n° 20. Les Allemands ont publié trois éditions de leur « Livre Blanc, » Aktenstücke zum Kriegs Ausbruch. La première, parue en août 1914, ne contient pas l’ulti matum à la Belgique. La deuxième, de même que sa « traduction autorisée » et la troisième, en contiennent le texte mutilé. On a supprimé ces deux dernières phrases : « Le gouvernement allemand a l’espoir justifié que cette éventualité (la résistance de la Belgique) ne se produira pas et que le gouvernement belge saura prendre les mesures appropriées pour l’empêcher de se produire. Dans ce cas, les relations d’amitié qui unissent les deux États voisins deviendront plus étroites et durables. »
    La mutilation s’explique : lorsque l’Allemagne a publié la deuxième édition du Livre Blanc, elle avait déjà prétendu trouver dans les conversations Bernardiston-Ducarne la preuve que la Belgique avait depuis 1906 abandonné sa neutralité en faveur de l’Angleterre. Le document (annexe) n° 39 de cette édition contenait l’affirmation suivante : « Les documens trouvés confirment par des preuves écrites le fait connu dans les hautes sphères compétentes allemandes, longtemps déjà avant la guerre, de la connivence de la Belgique avec les Puissances de l’Entente. » Il eût été difficile de maintenir, dans ces conditions, les deux dernières phrases de l’ultimatum qui forme le document n° 37… Elles montrent trop que le gouvernement allemand ne croyait pas le 2 août à la soi-disant félonie du gouvernement belge.
    Les lecteurs pourront trouver des détails dans une brochure qui vient de paraître, chez Berger-Levrault, sous le titre : Le second Livre Blanc allemand. Essai critique et notes sur l’altération officielle des documens belges, par F. Passelecq, pages 19 et suivantes.