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Après quelques jours passés sur les confins de la guerre, dans une région où tout est empreint de son influence mystique, on se sent comme diminué à ses propres yeux en rentrant dans un milieu d’activité familière. Malgré soi, on cherche dans les yeux des passans un reflet de cette autre vision, et l’on est déçu de ne voir que des gens qui vaquent avec indifférence à leurs propres affaires.

Un peu après Bar-le-Duc, une autre impression de guerre nous attendait, car notre route suivait exactement la piste de l’invasion d’août 1914, et, entre Bar-le-Duc et Vitry-le-François, la grande route est bordée de villes en ruines.

La première de ces villes victimes est Laimont, qui semble avoir été fauchée par un cyclone ; puis Revigny, gros bourg de plusieurs milliers d’habitans, moins complètement rasé parce que ses maisons étaient plus solidement construites, mais semblant plus tragique encore, avec ses larges rues entre des pans de murs roussis où l’on retrouvait des débris de devantures de magasins, des portes ornementées, les restes de colonnades ayant naguère entouré la cour d’un édifice public. Un peu plus loin, le village d’Heitz-le-Maurupt, lamentable entre tous : jadis entouré de jardins et de vergers, maintenant, comme tant d’autres, un amas de ruines informes. Sa pauvre église dépouillée, déshonorée, ressemblait à une victime humaine abandonnée sur le bord du chemin.

Dans cette région, où les croisemens des routes sont fréquens, nous avions souvent de la peine à trouver notre direction. Toutes les indications de pays et de distances ont été effacées sur les bornes ; les poteaux ont été renversés ; on a même enlevé les plaques qui, sur la première maison des villages, eussent indiqué le nom. Cela complique les voyages, car, les villages étant détruits ou déserts, on ne peut s’adresser qu’aux soldats que l’on rencontre, et leur réponse est presque invariablement la même : « Nous ne savons pas, nous ne sommes pas d’ici. » C’est bonne fortune quand la sentinelle connaît le nom de la localité qu’elle garde.

Sensation étrange de se trouver à soixante kilomètres à peine de Paris, dans un pays d’aspect sauvage, errant, comme nous l’avons fait, pendant des heures sur un plateau couvert de bruyères, interrogeant de tous côtés l’horizon sans que la moindre indication nous permît de découvrir où nous étions !