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Mais sa nature était trop riche, il possédait trop bien toute l’ampleur du clavier tragique pour se tenir à un seul emploi, fût-il le plus noble et le plus poétique. Ce jeune premier a été aussi bien le vieillard d’épopée. Ce Français de race et de tradition a voulu se mesurer avec les plus grands rôles du théâtre étranger et du théâtre antique : le fait est qu’il y a trouvé les plus fameux succès de sa carrière. Dans son interprétation du rôle d’Hamlet les Anglais ne reconnaissent pas leur Hamlet, je le crois sans peine ; mais avec ses impatiences, ses lassitudes, ses révoltes, son ardente mélancolie, c’était l’Hamlet dont tous les romantiques avaient rêvé, et c’était surtout celui de Mounet-Sully qui jouait pour des Français. Son plus beau triomphe et qui restera sans doute sa gloire la plus pure, c’est sa magnifique interprétation d’Œdipe. Depuis l’instant où il apparaissait au haut des marches, comme le sauveur qu’implore le peuple agenouillé, jusqu’à la minute suprême où il prélude, en se crevant les yeux, à l’expiation de son crime involontaire, il évoquait devant nous toute la grandeur de l’art antique. Il était le symbole de l’humanité en lutte contre les dieux jaloux. Cela allait très loin, par delà les murs du théâtre et par delà les limites du moment présent, très loin dans les temps, dans les profondeurs de l’histoire et de la légende. On sentait passer en soi le frisson sacré, on respirait l’air de ces sommets où l’art confine à la religion.

Telle a été la part de celui qui vient de mourir. Il a réalisé à la scène les plus hautes conceptions du génie dramatique. Il nous a mis sous les yeux l’idéal des plus grands poètes, il a rendu vivantes pour nous des créations qui sans lui ne nous seraient arrivées que par le livre. Il nous a fait communier avec les plus beaux sentimens, sous les formes les plus pures. Parce qu’il a été, au sens supérieur du mot, un artiste, il a contribué à maintenir parmi nous le goût des aspirations élevées et des nobles émotions : l’âme française, telle que nous la voyons aujourd’hui, lui doit un peu de sa générosité et de son enthousiasme.


RENE DOUMIC.