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« frigorifie » semblait déplaisant ; « congelé » ne parut pas plus attractif ; quelques-uns proposèrent viande « rafraîchie, » qui n’était pas exact, et l’on tomba d’accord sur « importée. »

Une étiquette ne suffisait pas ; ces quartiers de viande « congelée à cœur, » c’est-à-dire soumise au départ, en Argentine ou en Australie, à une température de 20 à 25 degrés au-dessous de zéro, transformés en blocs rigides et compacts, il fallait en organiser le transfert amiable depuis le frigorifique de la Villette ou celui de Clichy, — ce dernier construit à grands frais par une société anglaise, avant la guerre, et doté d’installations modèles, — jusqu’au fourneau du bourgeois et de l’ouvrier. La maison Félix Potin s’offrit avec bonne grâce ; les épiceries de moindre importance ne l’imitèrent pas. Les intermédiaires naturels étaient les bouchers, mais, par suite de la manie de réglementation qui sévit depuis une dizaine d’années, et à laquelle nous devons la loi dite de « répression des fraudes, » ou soi-disant « fraudes, » au lieu de convier les bouchers à acheter la viande importée comme ils achètent la viande fraîche et de leur laisser l’espérance d’y gagner quelque chose, — le prix du frigorifié est de 1 fr. 62 centimes le kilo pour le bœuf et de 1 fr. 56 centimes pour le mouton, — au lieu de s’en rapporter à eux pour faire l’éducation du public, il fut résolu, pour déférer au vœu de l’Académie nationale d’Agriculture, que cette viande « devait être mise en vente dans des locaux spéciaux ; » un honorable professeur avait même ajouté qu’il fallait procéder « comme pour la viande de cheval. »

Il était difficile d’être plus maladroit, puisque précisément la législation sur la viande de cheval, qui date du second Empire, consistait à la mettre en quarantaine, afin d’éviter qu’elle ne fit aux autres viandes une concurrence redoutable par son prix. Plus tard, lorsqu’on voulut tuer la margarine au profit de l’industrie beurrière, on employa le même procédé et, par la loi qui édictait la séparation des deux commerces et disqualifiait ainsi la margarine, on parvint à faire tomber sa vente de 95 pour 100. Par les conditions imposées au débit de la viande importée, au lieu d’avoir les bouchers pour alliés, on eut pour adversaires ces professionnels qui auraient fourni en abondance la main-d’œuvre nécessaire et se fussent ingénias par les mille habiletés de leur métier à présenter, parer et vanter cette chair exotique.