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de cette nuit ! En France, dans mes rares veillées du dernier hiver, les propos échappés à nos soldats pendant la fièvre me rappelaient des choses familières, des gestes connus : la maison paysanne sur la grande route ou au bord du champ, la vie du bureau, du magasin, de l’atelier ; les plaines où se livrèrent jadis d’autres batailles et dont mon enfance apprit à honorer les noms. Ici, ces phrases entrecoupées et incomplètes, ces confidences inachevées ne font qu’ouvrir à mon imagination des échappées qui, aussitôt, se referment et ma curiosité devient plus profonde de se sentir inassouvie !

Victimes plus ou moins directes de la guerre, tous nos blessés ne viennent cependant pas des tranchées. Celui-ci, dont la jambe mutilée repose sur un coussin, nous a été apporté sanglant, à dix heures du soir, il y a quatre jours, et il a fallu l’opérer bien vite.

Faisant partie d’un convoi militaire, il est tombé du train à cent mètres à peine de la gare de débarquement. Blessé à la tête, la jambe réduite en une bouillie sanglante, il n’a dû qu’à la rigueur de la température, — et peut-être aussi à l’écrasement des artères, — de ne pas succomber à une hémorragie. Maintenant il se sent mieux, il est gai, plaisante tout le jour, résigné à sa mutilation, et s’endort le soir d’un sommeil tranquille.

La passivité du soldat russe dans la souffrance, sa résignation au fait accompli vont parfois jusqu’au mysticisme. Sistra Marie Dimitrievna me cite en exemple le fait de ce soldat mutilé, d’un des hôpitaux de Tsarskoïé-Sélo, qui, venant de croiser le Tsar au cours d’une promenade, se tourna vers elle et lui dit :

— Loué soit Dieu pour mon bras amputé. Sans lui, je n’aurais jamais vu l’Empereur !

Dans une des couchettes de la rangée supérieure dort la petite Katia du village de X… Nous avions visité son village, situé sur la lisière des marais, près des rives de Styr, et admiré le sang-froid des paysans. Confians dans la valeur des armées russes, et bien qu’à trois verstes à peine de la ligne de feu, ils n’ont pu se décider à quitter leurs chaumières, à abandonner leurs bestiaux, tout leur pauvre avoir si laborieusement acquis. Le lendemain, on nous apportait l’enfant, blessée à la jambe par une bombe allemande en même temps que