Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 32.djvu/650

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Plus loin, sur un mur resté debout, une immense affiche verte attire mes regards. C’est la proclamation que le gouverneur allemand de la place adressa à la population, lorsque les troupes françaises approchèrent de Reims. Au-dessus de la longue liste des soixante-dix otages qui ont été pris parmi les notables de la ville et des environs, on lit les déclarations suivantes : « Si le moindre obstacle est laissé dans les rues, qui puisse gêner la marche des troupes allemandes, tous les otages seront pendus... Si le moindre acte d’hostilité est commis contre elles, la ville sera brûlée et tous les habitans pendus. » Comment n’être pas révolté par l’épouvantable cruauté de cette menace, qui prétend réserver à de malheureux otages la mort ignominieuse des criminels de droit commun ? Comment se peut-il qu’au XXe siècle il y ait encore un peuple prêt à renouveler les exploits des rois barbares ?

Ces idées m’assiègent tandis que je parcours la ville, allant des boutiques des marchands de conserves chez les camionneurs ou les commerçans en gros. Enfin, je trouve chez Potin la voiture bâchée dont nous avons besoin, et je prends le chemin du retour. L’hiver enveloppe de tristesse la monotone campagne champenoise. Mais en montant la côte de Pargny, je me retourne vers la cathédrale. A l’horizon, les deux forts de Brimont et de Besse. Plus près, au milieu de la plaine, se dresse le magnifique vaisseau de pierre, dont le bombardement et l’incendie ont détruit la toiture. On aperçoit d’ici les longues stries blanches que les obus ont tracées sur la façade occidentale, si délicatement ouvragée. Le cœur se serre en contemplant ce sacrilège. Y eut-il jamais pour nous relique plus vénérable que cette cathédrale, berceau de notre royauté, où pendant tant de générations s’est renouvelé le pacte sacré qui unissait le peuple à son chef, où au-dessus des intérêts individuels s’est peu à peu formée l’image de la collectivité, où, suivant la magnifique expression que Kipling emploie pour l’abbaye de Westminster, a pris naissance ce sentiment de la fraternité nationale, « qui fait que nous disons : Nous !... » Mais soudain le ciel sombre s’entr’ouvre pour laisser passer un rayon de soleil qui frappe la cathédrale. Un arc-en-ciel se forme au-dessus d’elle comme dans un tableau allégorique, et le cœur renaît à l’espoir.