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boyau qui vient du Bois Carré. Je m’arrête, voyant plusieurs hommes étendus devant moi. L’un d’eux me dit : « Courbez-vous, mon lieutenant, une mitrailleuse du Bois Carré prend le boyau en enfilade. » Et en effet, le sifflement des balles se fait entendre au-dessus de nos têtes. Dans ce boyau gisent deux blessés, deux chasseurs à pied de la brigade que nous avons relevée depuis trois jours. Combien y a-t-il donc de temps que ces malheureux, auxquels leurs camarades n’ont pu faire qu’un pansement sommaire, attendent d’être transportés à l’ambulance ? Mais avant les blessés ce sont les outres d’eau, les vivres et les munitions, que pendant ces courtes nuits de juin il faut transporter, en aussi grand nombre que possible, aux combattans qui les attendent. Le premier devoir est d’assurer la continuation de la lutte ; c’est seulement quand il est rempli qu’on a le droit de s’occuper des victimes. Un brancardier qui est agenouillé auprès d’un des blessés tourne les yeux vers moi. A la clarté douteuse du petit jour, qui, à l’horizon, commence à remplacer les étoiles, je reconnais l’abbé M..., rencontré jadis à la ferme du L... auprès du premier soldat à la mort duquel j’aie assisté. Les deux blessés dont il s’occupe ici ne laissent guère d’espoir. L’un d’eux, le visage emmailloté de bandelettes, n’a déjà presque plus de connaissance, et fait entendre de faibles gémissemens ; l’autre accueille avec résignation les exhortations que lui adresse l’abbé M... Je parle à celui-ci de C... dont l’affreuse blessure réclame des soins urgens. Impossible de l’emporter sans brancard. Mais il n’y a pas de brancardiers. « J’irai seul, répond gravement le prêtre. J’en ai l’habitude. Pour transporter un blessé, je le prends sur mon dos en croisant ses bras sur ma poitrine. Mais pour d’aussi longues distances, cela est pénible, continue-t-il comme en se parlant à lui-même. »

Ces mots me frappent de respect et d’admiration. Dans ce terrain que tous traversent à la hâte, tant il est balayé par les obus, je le vois marchant dans les fondrières, obligé de s’arrêter cent fois pour reprendre haleine et laisser reposer le malheureux blessé, auquel, pour le sauver, il impose les plus cruelles tortures. Où donc puise-t-il la force surhumaine qui lui permet de toujours recommencer ce terrible voyage ?

Mais il faut que j’aille porter au colonel les renseignemens dont il a besoin. Je reprends ma marche et arrive enfin à la