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d’autres, — Benoît s’empare du vieux traître. Et son devoir n’est pas douteux ; il tient un espion : qu’il le mène à Cissey, on le fusillera. Seulement, l’espion, c’est le bonhomme qui la reçu chez lui : qu’importe ? et c’est... le père de Chimène ! Gertrude qu’il aime sera orphehne et, par lui qui l’aime, sera plus misérable et bafouée que la plus vile créature. Gertrude innocente... A moins que Gertrude, elle aussi... Non ! Il sait que non. Comment le sait-il ? Joze lui dit que non. Mais va-t-il se fier aux dires de ce répugnant personnage ? Il a regardé Joze dans les yeux : et Joze, qui parlait de sa fille, ne mentait pas. Benoît compose avec son indiscutable devoir ; et les scrupules qui vont l’empêcher de livrer Joze, tous ses scrupules ne sont, en somme, que son amour. Joze filera, Benoît surveillant sa fuite : il passera la frontière, il retournera chez lui, chez les Boches qu’il ne servira plus, on ne le verra plus. Mais Joze, à qui Benoît avait lié les mains, puis avait eu la faiblesse de délier les mains, Joze s’échappe. Il a son revolver et fait feu sur Benoît, le manque. Alors Benoît le tue.

Et Benoît retourne à Uffigny. Gertrude est là, Gertrude que n’alarme pas l’absence de son père : le vieux Joze, on est souvent des jours sans le voir. Les nouvelles de la guerre sont mauvaises, pour nous, et pour Gertrude qui ne doute pas d’avoir chez nous sa patrie. « La menace de l’envahisseur se précisait ; on le devinait proche sans savoir où il était ; la vie, les biens de tous, en cette région d’extrême frontière, devenaient subitement quelque chose d’incertain et dont la valeur, tout d’un coup, s’amoindrissait jusqu’à sembler infime... Les règles ordinaires, les convenances imposées par l’opinion semblaient suspendues ; on ne songeait plus au qu’en-dira-t-on, mais seulement à l’essentiel des choses. La veille, Gertrude et moi, nous rougissions encore rien qu’à sentir nos mains s’effleurer : ce soir, nous nous serrions l’un contre l’autre comme des fiancés. La conscience d’être tout l’un pour l’autre dans un moment où nul ne comptait pour personne, sinon les êtres vraiment chers et indispensables, nous affranchissait de notre timidité... » C’était un soir d’août, dans la détresse de la patrie et dans le désarroi des âmes. Gertrude et Benoît furent amans : Gertrude et le meurtrier de son père.

L’envahisseur gagnait du terrain, depuis l’échec de nos avant-gardes à Morhange. Les habitans d’Uffigny commencèrent à évacuer leur village. Le petit poste que Benoît commande, au château, n’a plus rien à faire : toutes les lignes du télégraphe et du téléphone sont coupées. Benoît et ses hommes tâcheront de rejoindre au fort de Cissey leur régiment. Et Gertrude ? Benoît la supplie d’accompagner