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VISITES AU FRONT.

Des chemises sèchent sur les haies, de l’eau bout sur de grands feux ; des hommes se rasent, cirent leurs chaussures, astiquent leurs fusils, graissent leurs selles, polissent leurs étriers et leurs mors. De tous les côtés, c’est une lutte organisée contre la poussière et le désordre. Un jeune soldat appuyé contre la palissade d’un jardin cause avec une jeune fille au milieu des roses trémières, un vétéran s’amuse à enseigner à un groupe d’enfans les besognes de la vie des camps. Partout on est frappé de voir s’établir les mêmes relations amicales et spontanées entre les soldats et les propriétaires des champs et des jardins.

De la grande route encombrée nous passons au désert de Poperinghe, et nous continuons notre chemin vers Ypres. Les lignes allemandes sont, là-bas, invisibles, à notre gauche, au delà des plaines et des moulins à vent, et l’officier qui nous accompagne se penche pour avertir le chauffeur : « Ne cornez pas d’ici à Ypres. » Pourtant il y avait un grand mouvement sur la route, bien qu’on y vît moins de troupes que près de Poperinghe. Mais quand nous dépassâmes le dernier village en approchant de la ligne basse de maisons que nous voyions devant nous, l’impression de silence et d’abandon s’accentua. Cette ligne de maisons basses, c’était Ypres ; tous les monumens qui lui donnaient une personnalité et une physionomie avaient disparu.

L’auto glissa à travers les rues et un faubourg de maisons basses, et s’arrêta à l’abri de quelques bâtimens un peu plus élevés. Une autre voiture militaire attendait là ; déjà le chauffeur s’amusait à chercher des reliques dans les ruines des maisons éventrées. Nous allâmes à pied jusqu’au centre du Marché aux draps. Nous avions vu d’autres villes évacuées : Verdun, Badonviller, Raon-l’Étape. Mais jamais nous n’avions eu une pareille impression de vide. Pas un être humain dans les rues. D’interminables lignes de maisons semblaient nous regarder par les trous de leurs fenêtres défoncées. Le bruit de nos pas résonnait dans l’infini du silence comme le piétinement d’une foule ; nos paroles prononcées presque à voix basse semblaient porter au loin. Dans l’une des rues nous rencontrâmes trois soldats anglais qui venaient de sortir un piano d’une maison et le chargeaient sur une charrette. Ils s’arrêtèrent pour nous regarder, et nous les regardâmes aussi. Il nous semblait n’avoir plus vu un être vivant depuis un siècle ! L’un des soldats