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NOTES D’UNE INFIRMIÈRE À MOUDROS

pas à mes exigences... Je montai vite sur la passerelle. Là, le commandant me raconta. Le feu avait pu être circonscrit. On l’avait éteint, mais il avait eu le temps d’atteindre la chambre de gouvernail. Les chaudières, à cause du mauvais charbon acheté au Pirée, avaient été plus que paresseuses. Pendant quelques heures, on n’avait plus été maître du bateau. Le courant l’entraînait raide comme balle vers la côte d’Asie, d’où on s’était approché à deux mille mètres à peine. Heureusement un autre courant était intervenu, et, les réparations aidant, on avait pu remonter petit à petit et non sans peine vers une zone moins dangereuse... Et aussi, on avait passé aux côtés d’une grosse mine flottante qui s’en allait à la dérive... Ah ! le pauvre commandant, avec ses sabots qui faisaient clic cloc sur les planches ! Il commençait seulement à se rasséréner. Quel brave homme c’était ! Il en avait vu de dures en mer. Avant d’être bateau-hôpital, son bâtiment avait servi de transport... Et il fallait l’entendre raconter ce débarquement à Koum-Kalé, tous ces navires qui attendaient en face de Seddul-Bahr, pendant que l’on faisait une diversion sur la côte d’Asie pour permettre aux troupes de descendre sur la côte d’Europe :

« C’était noir de bateaux, le canon tonnait, les obus tombaient, il y avait des rafales de mitraille... Cela a marché quand même. On y est arrivé... Mais ce qu’on a laissé d’hommes ! »


Seddul-Bahr.

Quand nous ancrâmes à la pointe de cette fameuse presqu’île de Gallipoli, juste entre le cap Tépé et le cap Hellès, j’eus comme un grand coup au cœur... J’eus froid, tellement froid... Il y avait dans le ciel de grands nuages lourds et tristes, les grands nuages de noir présage. Le vent du Nord, glacial, fouettait sans trop de hâte, jetant son suaire de cimetière sur les eaux, sur la terre.

J’étais à l’entrée des Dardanelles et je savais l’immense cimetière que représentait ce bout de terre... Seddul-Bahr était là, à portée des yeux, tout haché, sa mosquée défoncée. Et, là, le vieux château d’Europe à moitié écroulé, mais portant beau encore par endroits ses créneaux meurtris. La vieille forteresse avait l’air de pleurer. Ses cyprès roussis par les flammes tremblaient comme de peur. Et tout ce bout de presqu’île avait à ses