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River Clyde qu’un violent vent du Sud se mit à souffler. Notre bateau, plus léger qu’un bouchon à cause de son manque de lest, sautait au-dessus des vagues avec un tel plaisir qu’on en restait surpris. Sur le pont, une centaine de malades avec quelques blessés étaient couchés ; car de cabines, il n’en fallait point parler. Il y avait tout juste au-dessous de nous la cale où d’habitude on entassait les fûts de vin.

A chaque coup de mer, et ils étaient nombreux, l’eau embarquait. Les hommes hurlaient. Quelques Sénégalais roulaient des yeux tout blancs en faisant d’incommensurables efforts. Ce n’était qu’un concert de plaintes et de gémissemens. On se levait, on retombait, on roulait. Parmi les évacués, il en était quelques-uns de gravement malades, couchés sur des brancards. Ils n’avaient pas la force de se plaindre, mais on lisait une telle souffrance sur leurs traits que cela faisait pitié. Moi-même, j’étais transie de froid, mouillée jusqu’aux os. J’essayais bien de me lever pour aller jusqu’à eux, mais, pan ! un coup de mer arrivait et je me trouvais à nouveau par terre.

Nous sautions toujours et notre bateau paraissait de plus en plus léger. Le capitaine, un homme tout rond et très brave, secouait la tête. La mer resterait grosse pour toute la sainte journée...

En fin de compte, on se décida à nous grouper ensemble, en un grand tas : on aurait ainsi plus chaud ; et le capitaine généreusement nous recouvrit d’une bâche. Je ne dis pas qu’il fit bien bon là-dessous, mais nous étions si las que nous ne songeâmes plus à bouger. On tanguait, on roulait, il y avait des cris, des gémissemens, des hoquets. La mer enlevait ce qu’il y avait de trop, le vent raflait les émanations malsaines. On était couché les uns sur les autres, mouillés tous jusqu’aux os...

Les heures passèrent sur cette morne détresse et c’est ainsi que nous arrivâmes en tête de la rade de Moudros. A l’abri, derrière l’île, le vent ne soufflait plus, à moins qu’il ne fût tombé comme par enchantement. La mer était calme, un peu de brume se répandait à l’horizon.

Comme par magie, tout le monde s’était redressé. Les plus malades mêmes s’agitaient. On n’était plus sous la bâche, mais debout. Des cigarettes s’allumaient. C’était comme le réveil de jeunes poussins. La vie revenait, on était dispos, on respirait à l’aise et on ne songeait plus qu’à regarder. Vraiment,