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à l’attaque de ce fort et qui cherche ses défilemens à droite par le Péage et le Haut-des-Eaux.

Pas de défilement, et pourtant il faut avancer. Avancer à découvert, c’est se faire immédiatement paralyser, détruire. Comment sortir de ce dilemme ? Je reconnais le terrain avoisinant Anorviîle, tandis que ma batterie reste derrière les maisons en situation d’attente, c’est-à-dire arrêtée sur roues, les canons sur les avant-trains : notre vocabulaire militaire prête au terme ce sens invariable et cette invariabilité est nécessaire pour qu’au mot employé dans un ordre réponde toujours, de la part de celui qui obéit, la même invariable action.

D’ici, la position ennemie apparaît au loin comme une longue courtine que jalonnent çà et là quelques arbres et derrière laquelle se lèvent les toits de quelques maisons. Elle est nette, continue ; tout s’y passe en arrière de la crête et sans doute dans un contre-bas prononcé. Le terrain me couvre quelque peu et davantage encore la distance, car nous sommes à ces grandes portées où l’observation du tir devient difficile ; conséquemment le réglage ; et enfin l’efficacité. Je me risque donc à m’installer là ; le silence qui règne en ce moment témoigne que l’autre n’a pas aperçu mon approche et qu’il ne peut saisir, pour me foudroyer, l’instant où je sépare mes avant-trains...

Je le provoque par mon feu ; et des grondemens me répondent au loin.

Je supposai d’abord que ce pouvait être un écho ; mais non : mon tir se prolonge, coupé par des intervalles de parfait silence. Il y avait donc eu riposte tout à l’heure et non pas illusion d’acoustique. Le duel d’artillerie est engagé. A si grande distance, en tâtonnant sans nous voir, nous ne saurions nous faire beaucoup de mal. Une ondée qui commence à brouiller l’atmosphère ajoute à la difficulté du tir et rend tout à fait illusoires les effets destructeurs. Nous le sentons tous deux, et, par une sorte de consentement mutuel, nous suspendons simultanément le feu.

L’idée me vient alors de profiter du rideau de pluie pour dérober à l’autre l’opération critique du franchissement de la crête. Il est temps pour moi de me résoudre à ce pas en avant. Homme par homme, l’infanterie s’est glissée au bas de la pente, il me faut l’y rejoindre, si périlleux que soit pour moi le passage