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vie en mes frères et en moi-même, ad incrementum vitæ in fratribus meis et in meipso[1]. »

Si l’œuvre de Wagner, et peut-être la plus wagnérienne de toutes, inspire, — de son souffle puissant et redoutable, — l’un des romans du romancier d’Italie, on voit, dans un autre, le Feu, la figure de Wagner lui-même passer par intervalles. Venise est le lieu de l’action : Venise, le séjour préféré de Wagner en Italie ; Venise, qui fut d’abord le refuge de sa douleur et de son génie, l’une et l’autre au paroxysme, et qui devait un jour être l’asile de sa mort. La fin, l’extrême fin du roman, n’est que le récit, ou le tableau, — splendide, — des funérailles du maître allemand. Ainsi, comme le Triomphe de la Mort baigne en quelque sorte tout entier dans la pensée wagnérienne, la vision, la suprême vision de Wagner lui-même emplit et domine les dernières pages du Feu.

Mais, dans le roman vénitien, Wagner n’est pas seul à régner. Un musicien d’Italie, et de Venise, de la Venise d’autrefois, lui dispute l’empire, de sorte qu’ici l’on voit répondre, s’opposer même à l’apothéose du maître étranger, du « créateur barbare, » la protestation de l’idéal classique et du vieux génie latin. C’est bien de Venise qu’elle pouvait, qu’elle devait s’élever ; de Venise, la cité mélodieuse entre toutes ses sœurs, et dont personne aussi bien que le romancier du Feu n’a compris, senti la musique, ou la « musicalité » tout entière, depuis ses chants les plus graves jusqu’à ses plus légères chansons.

« A Venise, » dit quelque part Stelio Effrena, « à Venise, il est impossible de sentir autrement que selon des modes musicaux. » Et encore : « N’est-ce pas d’un désir musical que Venise est pleine, d’un désir immense et indéfinissable ? Tous les bruits s’y transforment en voix expressives. » Mais il y a des degrés et comme une hiérarchie dans l’expression de ces voix. Un soir de septembre, une barque, ornée de lanternes multicolores, chargée de musiciens et de chanteurs, était arrêtée devant le palais de Desdémone. Une sérénade en dialecte vénitien, « la vieille chanson de la jeunesse brève et de la beauté passagère, » montait doucement vers une femme attentive et souriante. « Ne vous semble-t-il pas, Effrena, que voici l’âme vraie de Venise ?…

« — Non, répondit Stelio, ceci n’est point l’âme vraie de

  1. Gounod, dédicace de Mors et Vita au pape Léon XIII.