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comprise, ni célébrée avec moins de splendeur. A la ressusciter il a mis tous ses soins, tout son amour. Au début du roman, le héros, un soir d’automne, dans la grande salle du Palais des Doges, parle, devant le plus noble auditoire, du génie, ou de l’âme de Venise. A propos de l’un des chefs-d’œuvre de la peinture vénitienne, le Concert de Giorgione, non pas le Concert champêtre, du Louvre, mais celui de Florence, plus vêtu, masculin et religieux, voici comment s’exprime Stelio :

« Quinconque a vu le Concerto avec des yeux sagaces, connaît un extraordinaire et irrévocable moment de l’âme vénitienne…

« Le moine assis au clavicorde et son compagnon plus âgé ne ressemblent pas à ceux que Vettor Carpaccio représentait, fuyant devant la bête apprivoisée par saint Jérôme, à San Giorgio-degli Schiavoni. Leur essence est plus forte et plus noble ; l’atmosphère où ils respirent est plus haute et plus riche, propice à la naissance d’une grande joie, ou d’une grande tristesse, ou d’un rêve superbe. Quelles sont les notes que ces mains belles et sensitives tirent des touches où elles s’attardent ? Des notes magiques sans doute, puisqu’elles ont la puissance d’opérer chez le musicien une transfiguration si violente. Celui-ci est parvenu au milieu de son existence mortelle, déjà loin de sa jeunesse, déjà près de son déclin ; et voilà qu’alors seulement la vie se révèle à lui, riche de tous les biens, telle une forêt chargée de fruits vermeils, dont ses mains, occupées ailleurs, ne connurent jamais le frais velours. Comme sa sensualité est assoupie, il ne tombe pas sous la domination d’une seule image tentatrice ; mais il souffre d’une confuse angoisse où le regret domine le désir, tandis que, sur la trame des harmonies qu’il recherche, la vision de son passé, — tel qu’il aurait pu être et qu’il ne fut pas, — se compose comme un tissu de chimères. Son compagnon devine cette tempête, lui qui déjà est au seuil de la vieillesse, calmé ; doux et grave, il touche l’épaule de l’autre avec un geste pacificateur. Mais là se trouve aussi, émergeant de l’ombre chaude, comme l’expression même du désir, le jeune homme au chapeau empanaché et à la longue chevelure… Il est là, présent, mais étranger, séparé des premiers comme un être qui n’a souci que de son propre bien. La musique exalte son indicible rêve et semble multiplier indéfiniment sa faculté de jouir. Il se sait maître de cette vie qui échappe aux deux autres, et les harmonies recherchées par le