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Ces périodes où le bombardement fait rage sont vraiment pénibles à vivre. Les journalistes qui Célèbrent l’insouciance et la jovialité des « poilus » dans la tempête d’acier et les volcans des explosions ne se sont jamais trouvés à pareille épreuve, et ils en parlent bien à leur aise. Quand l’échange quotidien de projectiles se maintient dans la moyenne habituelle, on arrive, cela est certain, à ne plus y prêter qu’une attention distraite, car on s’accoutume vite au danger dont on connaît l’importance et la durée. Mais quand la densité du tir augmente, quand les calibres se révèlent particulièrement puissans, quand les obus et les grosses torpilles martèlent avec méthode tous les élémens de la position, les sentimens ne tardent pas à se modifier. Aux premiers coups qui tombent dans le voisinage, on dit : « Ils se sont trompés ; ils tirent mal… » ou toute autre plaisanterie analogue. Aux coups suivans, les minutes paraissent déjà longues. Les sifflemens révélateurs des arrivées sont étouffés par le vacarme des éclatemens ; les miaulemens des éclats innombrables qui sillonnent l’espace, les ronflemens des matériaux qui volent de toutes parts, les gémissemens des blessés se confondent dans une mélodie stridente ; l’air est empesté par les fumées des explosifs, par les obus à gaz suffocans et lacrymogènes ; la terre tremble et s’entr’ouvre. Étourdis, assommés, les combattans sont semblables aux malheureux que torture le mal de mer ; ils sont plongés dans l’angoisse qui précédera la fin des temps. À de brefs intervalles, les gradés, courbés comme par un vent de tempête, se faufilent à travers les décombres des boyaux et tranchées bouleversés ; ils stimulent leurs hommes qui se font tout petits dans les abris dont chacun observe furtivement, parfois avec des réflexions cocasses, les fissures grandissantes, et ils pourvoient à la relève fréquente des guetteurs. Il importe en effet que la vigilance soit incessante. L’irruption inattendue de l’assaillant dans les tranchées, grâce aux nuages de poussière et de fumée, grâce à l’allongement du tir que le tumulte rend imperceptible aux troupes abritées sous terre, condamne celles de la première ligne à la reddition sans honneur ou au massacre sans profit ; bloquées par les grenadiers qui surgissent aux entrées des abris, elles doivent presque toujours capituler, Car toute résistance est vite réprimée par les grenades lancées à profusion. Mais les occupans ainsi surpris ne peuvent plus songer même à se défendre : une