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nos villages pour que nos artilleurs respectent ses cantonnemens dans les zones où il ne juge pas opportun de se montrer agressif. Il contraint donc au moins quelques familles françaises à séjourner dans les petites villes et les villages qu’il occupe à proximité de ses tranchées. Nous ne pouvons pas, sans nécessité pressante, tirer sur nos compatriotes pour troubler le repos d’adversaires qui ne manqueraient pas d’user de représailles. Ferions-nous évacuer les localités en arrière de notre front pour avoir la liberté de nos actes, que la situation ne serait pas modifiée. Des otages qu’il nous répugne de mettre à mal sans raison majeure habiteraient toujours les villages français derrière le front allemand. Aussi laisse-t-on jusqu’au dernier moment les indigènes profiter des avantages économiques et militaires qui résultent d’une entente tacite, rarement violée d’ailleurs par l’un ou l’autre parti.

Les pertes matérielles que l’invasion a fait éprouver aux autochtones comme aux réfugiés sont en effet quelque peu atténuées par les affaires de toutes sortes qui germent autour des troupes nombreuses. Chaque maison devient un petit bazar où, pendant les relèves entre deux séjours aux tranchées, les gradés et les soldats se procurent à des prix de guerre l’indispensable et le superflu. Outre la lingerie, la mercerie et la parfumerie de pacotille, la vente licite ou clandestine de liquides, variés assure d’importans bénéfices aux habitans. Certains d’entre eux, actifs et débrouillards, réalisent assez vite de petites fortunes en devenant les fournisseurs bénévoles et diligens des ordinaires et des officiers d’approvisionnement. Ainsi le Sénat et la Chambre des Députés, quand ils votaient « les Cinq sous du poilu » ne se doutaient pas qu’ils aidaient au relèvement économique des malheureuses régions où se décidera le sort du pays. Les centimes multipliés chaque jour par les centaines de milliers d’hommes rassemblés sur le front français font des sommes considérables que se partagent, selon leur adresse, les « civils » de nos cantonnemens.

Faut-il les blâmer si, comme l’affirment quelques grincheux, ils exploitent les militaires en leur vendant très cher des colifichets et des denrées de mauvais aloi ? Non, car ces pauvres gens, qui sont aussi des gens pauvres, méritent notre commisération. Autant que les combattans, ils ont l’obus errant sur leurs têtes et les lendemains douteux. Leurs manies, leurs préjugés, leurs