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— Pas de chance, hein ? mon pauvre Green ! Mais, tout de même, garde bon courage et reste étendu bien à plat ! Peut-être aura-t-on moyen, tout à l’heure, de venir te ramasser !

Juste à ce moment, les Anglais eurent à s’éloigner de ma haie. Les Allemands s’étaient mis à tirer sur eux, et je fus ravi de voir que pas un seul d’entre eux ne tombait. Mais, en même temps, je me sentais fort mal à l’aise pour mon propre compte, attendu que les Allemands ne cessaient pas de tirer par-dessus la petite haie basse qui m’abritait. Aussi me tenais-je bien à plat, je vous en réponds ! Et ce fut la dernière fois que je vis mon régiment.

Je suppose que j’étais là depuis environ une heure, lorsque j’entendis s’approcher des voix qui parlaient une langue étrangère. Et bientôt les voici devant moi, un groupe de quatre hommes. — Spraken German ? me demande celui qui paraissait le chef. Et comme j’avais répondu que non, le voilà qui essaie de m’interroger en un vague semblant d’anglais ! Là-dessus l’un des hommes, qui avait tout l’air d’un gredin, se met à me menacer du bout de son fusil ; et moi, tout en comprenant aussitôt que je faisais une folie, ne voilà-t-il pas que je lui tire la langue, pour me moquer de lui ! L’homme recule de vingt pas, je l’entends qui charge son fusil, et il ne me reste qu’à prier, à prier tout haut, en disant : « Veuille Dieu qu’il ne rate pas son coup ! » Ma foi, je croyais bien que mon compte était réglé, lorsque le caporal qui commandait le groupe donna l’ordre de courir de l’autre côté de la haie. Plus tard, je vis venir deux Allemands qui me bandèrent ma plaie. Cela se passait vers dix heures du matin, après quoi personne ne s’occupa de moi jusqu’à la fin de l’après-midi. J’eus à rester comme j’étais, extrêmement affaibli, mais sans perdre conscience un seul instant. Tout l’après-midi, m’étant retourné sur le côté, je fus témoin de la bataille ; et je vis là des choses terribles, je vous le garantis ! Mais le plus affreux était que les Allemands avaient placé des canons à une centaine de mètres de l’endroit où j’étais couché, de telle sorte que ce fracas incessant me rendait presque sourd. Vers le soir, deux autres Allemands s’approchèrent, et l’un d’eux me fit un nouveau bandage, tandis que l’autre allait prendre sur des morts, non loin de là, trois capotes dont il voulut bien me couvrir, ce dont je lui fus très reconnaissant, car il commençait à faire nuit, et les cris des blessés, c’était comme si je me trouvais dans un jardin zoologique au moment où toutes les bêtes sont en train de hurler. Oh ! c’était horrible !

Et puis, comme il pleuvait toujours, je me couvris la tête, et, sans doute sous l’effet de la fatigue et de la perte de sang, je dormis tout d’un trait jusque vers sept heures du matin. J’étais trempé jusqu’aux os, et, avec mon mélange de boue et de sang, je devais faire une belle figure ! Je pouvais encore voir l’ennemi, mais je comprenais trop que les nôtres avaient été repoussés, chose d’ailleurs inévitable, étant donné le nombre des Allemands. Les cris, tout à l’entour, étaient pires que jamais. J’apercevais des soldats anglais gisant les uns sur les autres, morts ou blessés. Ah ! c’était vraiment un spectacle lugubre. Enfin, vers dix heures et demie, des paysans français arrivèrent, qui me hissèrent dans une carriole et m’emmenèrent jusqu’à un village appelé Beauvois (département du Nord).