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va de pair avec celle que m’inspirent les spéculateurs de farine. Mais que de familles inquiètes ! Cette garde mobile, qui semblait n’être qu’un mythe, devient une réalité douloureuse. J’ai des élèves qui partent, d’autres qui sont sur le point de partir. » Le tumulte des rues devient grave ; « hier une bande de vauriens a passé près de chez moi en poussant des hurlemens… J’aime à penser que tout cela finira bien ; mais les Prussiens ne sont pas des ennemis à dédaigner. C’est une armée de citoyens. On les exerce depuis longtemps à ce métier. » Il pense avec horreur à tant de sang « qui va couler peut-être. »

À la fin de la lettre, plus tard, il a ajouté une ligne : « J’apprends à l’instant que la guerre est déclarée. Vous le saurez avant de recevoir ma lettre. »

Trois jours après : « Paris est d’une inquiétude fiévreuse, et ces départs de troupes répandent dans la population une émotion indicible, que vous partagez de loin. J’ai assisté samedi au départ du 62e. Vous ne pouvez imaginer l’enthousiasme public. De la place du Châtelet au chemin de fer, le boulevard était couvert de monde ; des cris, des chants belliqueux, toutes les scènes qu’on ne peut représenter tant elles sont saisissantes. » Parmi ces clameurs, il a le cœur serré. Dans les premiers jours, les bruits qui courent sont plutôt heureux : « On parle, ce matin (18 juillet), du Rhin et de la Moselle franchis. » Mais la lutte sera terrible. On l’espère courte : « Espérons qu’une lutte de quelques semaines suffira à réduire les Prussiens. » Le bon patriote, malgré qu’il en ait, laisse transpirer ses doutes. Mais il y coupe court : « Enfin, enfin ! espérons la victoire. » En finissant sa lettre, pour effacer toute fâcheuse impression, il ramasse les bons symptômes et les nouvelles favorables : « Vous ne pouvez vous imaginer l’entrain des troupes. » L’entrain est égal dans le civil : « Cette fièvre gagne tout le monde. Il y aura aujourd’hui une masse d’enrôlemens. » — « J’arrive de l’Ecole de Droit. Là encore, les mêmes agitations. Le doyen que j’ai rencontré m’a dit qu’on examinait d’office les candidats que la mobile réclame, et ceux qui veulent s’engager. »

Dans sa classe, Aubert a un élève dont le père occupe auprès de Napoléon III une place importante ; il en profite pour se. renseigner : « Ceci en confidence. Mon petit X… dînait hier à Saint-Cloud. Le Prince impérial part ; l’Impératrice paraissait