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besoin d’être averti. Vous connaissez le premier ministre, singulier mélange d’esprit pratique et d’imagination ardente et qui joint des entraînemens d’artiste à toute l’habileté d’un grand financier. Je sais, à n’en pas douter, qu’il a été de ceux qui ont le plus vivement ressenti l’injurieuse exigence de M. de Bismarck. C’est son influence, jusque-là si froide en notre faveur, qui a entraîné le Cabinet à faire in extremis une démarche, à la vérité assez insignifiante et venue trop tard, pour nous aider à obtenir la réduction d’un milliard. Le lendemain de ce jour-là, qui était aussi le lendemain de mon arrivée, il m’a fait dîner chez lui avec plusieurs de ses collègues qui avaient évidemment partagé son indignation. Bref, il n’a rien négligé pour me témoigner, si j’ose me servir de cette expression étrange, toute sa sympathie, sinon politique, au moins financière. Je ne puis m’empêcher de croire que mon interlocuteur d’hier s’était muni de son autorisation avant de me parler. Je n’ose rien affirmer cependant, ayant encore si peu d’expérience du terrain, et puis M. Gladstone est très mobile, et ce qu’il a voulu hier, il pourrait ne plus le vouloir demain.

A tout hasard, j’achève ma conversation pour que vous sachiez tout et ayez devant vous tous les élémens de votre décision. Avant de me quitter, le porteur de paroles m’a fait, d’un air assez indifférent, quelques questions, ce que tout le monde d’ailleurs m’adresse, sur les mesures financières que vous alliez prendre pour subvenir à nos charges nouvelles et j’ai démêlé tout de suite une inquiétude (qu’on voulait me cacher) sur la nomination du nouveau ministre des Finances. Cette incarnation du protectionnisme, cet antagoniste ardent du traité de commerce [M. Pouyer-Quertier] n’est évidemment pas le ministre qu’on aurait choisi pour rétablir l’alliance anglaise sur le terrain du budget. Voyant que je soupçonnais la pensée secrète, on s’est tout de suite beaucoup défendu de vouloir acheter le maintien du libre-échange au moyen d’un subside vendu à notre infortune ; mais le libre-échange, vous le savez, est chez tout Anglais une conviction en même temps qu’un intérêt, et il est clair que si vous étiez conduit à chercher pour nos finances une ressource dans le rétablissement de droits élevés, tout le monde ici, capitalistes et gouvernement, verrait là une manœuvre de désespoir de nature à accroître les inquiétudes au lieu de les atténuer. Vous devez vous y attendre.