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Et il y eut ceci d’étrange, qu’après la Marne, devant le recul de l’invasion, le peuple anglais, qui avait été violemment ému à la fois de la violation de la Belgique et des premiers revers de la France, crut que la fortune avait tourné et que les Allemands, pressés alors à l’Est et à l’Ouest par les Russes et par les vainqueurs de la Marne, céderaient au renversement inattendu de leur plan colossal et que, par une chance singulière, la guerre prendrait fin rapidement. Aussi ne se rendit-il pas compte tout d’abord de la prolongation de la guerre et de l’effort qu’elle allait lui imposer. Il y a tout lieu de croire que, si le gouvernement anglais eût été plus perspicace et plus hardi et eût demandé en août 1914 la levée en masse sous la forme du retour au service obligatoire de la milice, il aurait entraîné les masses populaires, quitte à modérer et à adapter ensuite l’application de cette loi de salut public. Il se serait évité bien des difficultés et bien des lenteurs dans l’œuvre qu’il allait avoir à poursuivre et qui a fini par aboutir à la mobilisation totale des forces numériques, économiques, industrielles et financières de l’Angleterre, tout comme si elle avait été placée sous le même régime de la nation armée que les autres États belligérans.

L’évolution de l’esprit anglais, en face du drame terrible qui s’ouvrait tout d’un coup devant lui, fut retardée autant par l’hésitation de ses gouvernans habitués à se régler sur l’opinion publique plutôt qu’à la diriger, que par l’ignorance invétérée où étaient les classes populaires de la situation européenne. Heureusement, à côté des hommes politiques et des diplomates incertains, il se trouva un chef militaire clairvoyant, ferme, résolu, enfin populaire autant que l’avait été lord Roberts. Ce fut Kitchener !

Qu’il ait dit ou non, avec ce laconisme qui le caractérisait, en septembre 1914 : « La guerre durera trois ans au moins : c’est le temps qu’il faut à l’Angleterre pour donner la mesure de sa puissance ! » il fit comme s’il l’avait dit. Et sans parler, ou en parlant le moins possible, en agissant, il a créé l’armée qui, depuis deux ans, grandissant chaque mois, combat à nos côtés et nous garantit la victoire.

Si, dans le tragique naufrage du Hampshire, en se laissant emporter au flot qui l’enveloppait d’un linceul sublime, le grand maréchal, dans cette minute suprême où, dit-on, la vie entière repasse devant les yeux dont la lumière s’éteint, a vu se