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indignée autant que cet acte infâme, criminel par ses conséquences et ses possibilités, accompli sous le couvert de l’humanité. Ces familles sont en pleurs de ces séparations forcées. Des parens sont devenus fous de voir leur fille ou leurs filles dans cet inconnu si plein de dangers et d’embûches, d’autres en sont morts, et moi, j’ai béni le ciel pour tous ces mois de séparation qui m’ont au moins épargné cette dernière angoisse, si justifiée, hélas !» — « Une femme a une sueur de sang en se voyant prendre son jeune fils ; on le lui ramène, elle ne le reconnaît plus. » Oui, ceux qui restent, et qui ne savent pas, qui ne savent rien, ni où, ni pourquoi, ni jusques à quand !

Premièrement, pourquoi ? On cherche, on suppose, on ne sait pas. A défaut de motifs, un prétexte : « Je dis prétexte, car il y aura certainement d’autres raisons, celle de nous embêter, celle d’exercer des représailles bruyantes, car ils savent bien qu’on les aura, et celle de mettre la main sur la population masculine de dix-sept à cinquante-cinq ans, ce qui s’expliquerait surtout s’ils ont envie de préparer leur retraite. Mais pourquoi prennent-ils les femmes dans la proportion de 20 à 30 p. 100, d’après ce qu’on voit depuis plusieurs jours ? Est-ce pour des travaux agricoles, comme ils le disent ? Est-ce pour former des camps de concentration ? Est-ce pour repeupler la région des Ardennes que l’on dit dépeuplée, ou avoir autant de civils à opposer à notre avance là-bas qu’il n’en resterait ici ? Je veux croire encore qu’ils se sont embarqués dans cette sale affaire avec leur lourdeur habituelle, l’ordre vient d’en haut, les subalternes, y compris le Gouverneur, exécutent; les protestations des maires et de l’évêque ont été rejetées. » — « Les bruits les plus invraisemblables circulent; il s’agirait de représailles du gouvernement allemand pour le blocus anglais ou pour un fait similaire d’enlèvement de civils fait par le gouvernement français dans les colonies allemandes conquises, ou d’un projet de repeuplement de régions insuffisamment habitées, soit en vue de la récolte, soit en vue d’une protection contre le bombardement des alliés. Quoi qu’il en soit, toutes les familles sont dans l’angoisse. »

Et eux, eux-mêmes, que disent-ils ? Sur le moment, la proclamation du commandant militaire de Lille, qui fut affichée, portait : « L’attitude de l’Angleterre rend de plus en plus difficile le ravitaillement de la population. Pour atténuer la misère, l’autorité allemande a demandé récemment des volontaires pour aller travailler à la campagne. Cette offre n’a pas eu le succès attendu. En conséquence, les habitans seront évacués par ordre et transportés à la campagne. Les