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éclatante défaite — essaya quelque temps de nier puérilement ou audacieusement la réalité même d’une bataille. Mais, si on l’en eût cru, c’eut été pour elle pire honte. Car l’ « incomparable armée, » — partie en guerre avec quels projets étalés et quels cris de jactance ! — eût alors tout entière reculé devant un froncement de sourcils du général français. Les Allemands reculèrent, à la vérité, à temps pour éviter un plus grand désastre, un désastre sans précédent dans l’Histoire, puisqu’un million d’Allemands y fussent restés. Mais, après avoir perdu plus d’hommes qu’ils ne nous en prirent à Sedan, ils ne peuvent avoir, aux yeux des plus indulgens, qu’un mérite : celui d’avoir été des vaincus prudens devant des vainqueurs fatigués.

Il est difficile d’écrire un chiffre de pertes : on a dit 135 000 à 150 000 hommes. Je ne prendrai pas le chiffre à mon compte : historien, j’attends l’aveu qui ne se produira que longtemps après la guerre finie. Mais d’un tableau malheureusement fragmentaire que j’ai sous les yeux, dressé, non point d’après les dires des prisonniers portés à exagérer, mais d’après les carnets de notes et papiers saisis, on voit que tel régiment (le 15e) a perdu 1 786 hommes, que tel autre, 3e de la Garde, a été si éprouvé qu’une de ses compagnies est (d’après le carnet du feldwebel Docht) réduite à 70 hommes et une autre (d’après le carnet du sous-officier Brehm) réduite à 80, que le capitaine de la 1re compagnie du 1er grenadiers ne rassembla que 85 hommes, et cent autres chiffres aussi édifians. Arriverait-on au chiffre de 150 000, le dépasserait-on ? C’est, dans tous les cas, une armée déjà saignée à blanc que les généraux de Guillaume II ramenèrent sur l’Aisne et une armée beaucoup plus démoralisée — les témoignages commencent à se produire — qu’on ne l’avait d’abord cru.

Et il fallait qu’elle le fût pour qu’à tant de présomption presque féroce, succédât cette hâte fébrile de se mettre à l’abri, en laissant là tous les grands desseins. Ils avaient marché en criant : « Nach Paris ! » et tenu Verdun pour « pris » — à ce point que les prisonniers que je vis interroger en octobre, devant Verdun même, nous soutenaient que la ville était à eux. Ils avaient préparé des cartes postales datées de Verdun comme de Paris. Et tandis que beaucoup eussent crié piteusement, comme ce soldat que vit passer un témoin : « Plus Paris ! » ils lâchaient Verdun comme Paris. Était-ce là la suite d’une demi-défaite, —