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dénonça le péril. Comme toute la génération romantique, cet homme avait subi l’étrange fascination de l’Allemagne : il l’aima d’un amour profond, avec tout son esprit et tout son cœur. Mais un jour ses yeux s’ouvrirent : il s’éveilla de son rêve, il vit l’Allemagne. Il vit l’ambition conquérante de ce peuple prétendu de songe-creux et de poètes, son sens du réel, sa ténacité opiniâtre ; il vit sa marche rapide vers l’unité nationale et, par delà l’unité, vers la domination universelle. Inlassablement, ce peuple tendait vers ce double but : l’écrasement définitif de la France et de la civilisation française, le triomphe de l’Allemagne et de la culture allemande.

C’est l’honneur d’Edgar Quinet d’avoir prédit à une époque où personne en France ne le soupçonnait, — de 1830 à 1848, — ce menaçant avenir. Avec une sûreté prophétique, il a compris le sens du grand duel engagé entre deux peuples, entre deux civilisations et deux races. Qui peut mieux lui rendre hommage que nous, acteurs et spectateurs du dénouement tragique de ce duel séculaire ? Maintenant encore, ces pages peuvent éclairer notre conscience.


I

La première influence qui s’exerça sur l’esprit de Quinet enfant et adolescent fut celle de Mme de Staël : l’Allemagne lui apparut d’abord, comme à tous ceux de sa génération, à travers son livre. Il faut lire dans l’Histoire de mes idées, dans ses Lettres à sa mère ce qu’il dit de cette femme illustre, l’idolâtrie qu’elle lui inspirait, l’impression de « harpe éolienne » que ce style faisait sur ses nerfs, avant même qu’il en comprit le langage. Cette langue était nouvelle, inconnue alors : c’était la « langue de la liberté. »

Ce n’est pas ici le lieu de relever les erreurs de ce grand livre De l’Allemagne. Son tort le plus grave était de perpétuer une antique légende que, d’ailleurs, Mme de Staël n’avait pas créée et qui remonte à la fin du XVIIIe siècle : celle d’un peuple d’hyperboréens, antique et modeste, bon et vertueux, menant une existence pastorale dans un lointain pays, perdu dans les brumes. Cette légende, les guerres de la Révolution et de l’Empire n’avaient pu complètement la détruire. C’est en vain qu’un Charles de Villers, qu’un Benjamin Constant avaient