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sans passion et sans haine. Au contraire, l’autour la déplore. Marié à une Allemande, ayant aimé lui-même l’Allemagne du plus sincère amour, il voit avec mélancolie cette rapide évolution de l’esprit national, cette déformation de tout un peuple « sage et laborieux, qui s’étonne presque autant que nous de tout ce qu’on lui fait dire. » La gallophagie n’était pas tant le fait de la nation allemande que celui de certains intellectuels ; mais cette minorité ardente, disciplinée, répandue dans la presse, dans les Universités, obéissant à un mot d’ordre, favorisée du pouvoir, corrompait l’esprit public, creusait l’abime entre la France et l’Allemagne. Il y avait là un danger pour la France, un danger pour la civilisation. Qui donc allait l’emporter, de l’amour ou de la haine ? De cette Allemagne nouvelle, farouchement repliée sur elle-même dans l’admiration de sa force, ou du génie de la France vibrant de sympathie pour l’humanité tout entière ? C’est tout plein de ces pensées qu’Edgar Quinet écrivait cette admirable invocation, qui exprime sa foi ardente dans les destinées de son pays : « Poursuis donc ta route, ô mon glorieux pays !... Tu n’emportes pas seulement des peuples, des corps, du sang, de l’or et des voix confondues, mais aussi tout un cortège d’idées, des arts, des cultes et des dieux inconnus, qui se hâtent sur tes pas, comme le cercle des heures sur les pas du matin. »


VI

Cependant, tandis que, de l’autre côté du Rhin, la haine creusait, toujours plus profond, le fossé entre les deux peuples, que faisait la France ? Elle oubliait le vieux culte de la patrie, elle s’abandonnait à l’amour du genre humain. C’est à un moment grave de notre histoire, en 1840, quand, à propos de la question d’Orient, une coalition se formait contre la France, qu’Edgar Quinet dénonça le péril. Jamais il ne fut plus éloquent ; jamais plus ardent patriotisme ne s’allia à plus de clairvoyance. Il trouva sur sa route l’illustre Lamartine, et le débat courtois, qui s’engagea entre ces deux nobles esprits, est l’un des plus émouvans et des plus instructifs qui sollicitent, maintenant encore, notre attention.

« La France devient la patrie des utopies [1]. » C’était là

  1. « 1815-1840, » Paulin, 1840.