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Et Julienne ouvrait les fenêtres ; le convoi de blessés passait devant la maison. Odette n’osa pas se refuser à voir le convoi.

Des autos ronflaient, les uns fermés, les autres laissant voir des hommes entassés, inertes, bandés, couverts de boue, une pauvre chair humaine agglutinée où toute vie individuelle, sinon toute vie, semblait disparue. Une charretée d’hommes, aucun homme ; une masse de boue sanguinolente où la souffrance qu’elle recouvrait devait presque être une soulîrance commune. Puis venaient un camion, deux camions, trois camions. C’étaient de grands baquets sur lesquels étaient placés transversalement des brancards ; et sur ces brancards étaient étendus les blessés couchés : ceux dont les jambes étaient brisées, déjà amputées, ou meurtries de façon trop grave, ceux à qui des projectiles reçus dans le corps donnaient la fièvre ; ceux qui avaient le crâne entr’ouvert, sous un bandage de fortune. C’étaient des fusiliers marins, des fantassins, des Noirs, de longs et beaux Marocains à peau brune. Par l’excès de leur disgrâce, ceux-là étaient distincts les uns des autres, étalés, tout droits et rigides, comme des corps morts placés avec ordre, à distance égale, à la Morgue.

Les camions allant au pas, n’étant pas suspendus et charroyant les pires blessures, à chaque ralentissement, à chaque halte, à chaque reprise de marche, on distinguait de sourdes plaintes ; parfois, un cri d’Africain, aigu comme une voix d’enfant ou de femme, s’élevait, et des gens du pays pressés sur les trottoirs poussaient des soupirs et des « Ah !… n comme si on les eût torturés eux-mêmes.

Julienne, qui avait commencé par être bavarde, à présent était étranglée par les sanglots, et, les coudes à la barre d’appui, silencieusement, devant cette procession lamentable, elle pleurait. Odette s’était cachée à une autre fenêtre pour faire comme sa servante, ne pouvant ni s’arracher au spectacle, ni contenir l’émotion d’un cœur humain devant une telle misère humaine.

Puis, ayant refermé les fenêtres, les deux femmes se retrouvèrent face à face, et, les yeux trempés. Julienne dit :

— Vaut mieux être mort que vivant, par le temps qui court.

Jamais elles n’avaient eu une émotion analogue, à Paris, où l’on se croit bien plus près de la guerre à cause du nombre de