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Alors battait son plein la gigantesque bataille de Verdun. Tous les esprits étaient bandés comme la corde d’un arc qui va décocher sa flèche. Depuis l’invasion à peine comprise par beaucoup, la France n’avait pas été si directement menacée. Un tonnerre inouï dans les annales du monde, trois ou quatre jours par semaine, à intervalles presque réglés, faisait entendre ses roulemens étourdissans et projetait des éclairs qui vous perçaient de part en part. Beaucoup, sans mot dire, sans avoir l’air de rien, étaient creusés d’anxiété, ravagés et s’écroulaient. La plupart entretenaient leur confiance imperturbable par le sentiment de l’admiration. Si loin que la mémoire de l’homme érudit se reportât en arrière, on n’avait vu pareils actes d’héroïsme, accomplis en si grand nombre et répétés avec une constance si extraordinaire. La conception de l’homme sur l’homme était changée dans l’univers. Le méprisant, le bas esprit qui avilit ou rabaisse toutes choses, et qui avait si longtemps régné, était vaincu pour une période au moins égale. L’homme prouvait qu’il était capable de se surpasser ; le dévouement absolu à une idée noble devenait l’acte le plus ordinaire. Une idée, puissante, soutenait les esprits les plus anxieux : l’humanité est belle. Pour savoir cette vérité réconfortante, il fallait autrefois feuilleter des livres anciens ; il n’était besoin aujourd’hui que de lire le premier journal venu ; une cartelettre non affranchie, venant d’un point du front inconnu, vous en apportait la preuve chez vous dans les termes les plus modestes, les plus dénués d’emphase. Et l’homme, avant tout, s’alimente de la grandeur de son espèce.

Odette trouva Paris très changé. Du monde, des automobiles, des femmes élégantes, des magasins animés, des thés, même des dîners ; mais cependant la guerre partout présente et très sensible. Dans la rue, pas un mot qui ne se rapportât à elle, pas un mot dans les tramways, dans le métro ou dans les réunions. On pouvait se faufiler dans la foule, se glisser dans les véhicules publics, on n’entendait parler que de morts, de blessés, de prisonniers. Les cinémas rendaient la guerre vivante ; les permissionnaires, soldats, officiers, Français, Anglais, Belges, Russes, Serbes, éclaircissaient de leurs uniformes le public des trottoirs, des terrasses de cafés, des restaurans, des jardins publics. Tous en revenaient, tous avaient vu, tous étaient non plus des soldats, mais des guerriers. Ils y