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« Décidément, constata Reymond, nous ne coïncidons pas. »

Il se sentit très seul, très loin de tout ce qu’il aimait.

On s’assit. Un salon où l’on n’entre qu’exceptionnellement est triste comme un caveau de famille. Des statuettes se morfondent sur des consoles. Découragé, le discobole renonce à lancer son palet. Il y a des recoins où les candélabres ne jettent qu’une morne lueur. Aux parois, des tableaux peints à la manière ennuyeuse. Un violoncelle, près du piano ouvert, disait pourtant ici la vie.

Mme Bohler questionna Reymond. Avait-il des frères, des sœurs ?… Sept !… Il y eut un moment de stupeur. Habitait-il au bord du Léman ?…

À neuf heures, très exactement, M. Bohler eut un froncement des sourcils.

— Allons, les garçons…

Ils se pinçaient les mollets sur un coin du canapé. À ces paroles répétées chaque soir, ils se levèrent, embrassèrent leurs parens, serrèrent la main de leur professeur en lui souhaitant une bonne nuit et disparurent. Dans le corridor, il y eut des rires, des claques retentissantes.

— Si nous passions au fumoir ?

Soudain, M. Bohler fut un nouvel homme. Il offrit un cigare. Lui-même, renversé dans un fauteuil, alluma sa pipe, s’entoura d’un nuage, eut un bon sourire, se mit à parler avec animation. Métamorphose que l’on observe chez ceux qu’une lourde responsabilité tient aux épaules. Ils ont des heures de détente d’autant plus jolies qu’elles sont plus rares.

Reymond apprendrait à les connaître, ces industriels des bourgs semés dans les vallons vosgiens, levés à six heures, chaque jour que Dieu fait, plus exacts au travail que le dernier des saute-ruisseau, sévères aux autres comme à eux-mêmes, pièce de la machine qu’ils ont montée, esclaves de cette machine. À midi, on s’échappe un instant. Et le soir, quand siffle la sirène, après que les ouvriers, dans un tapage de sabots, ont franchi la grille, on compulse les prix de la laine ou du coton, on dépouille le dernier courrier, on lit la supplique de l’homme renvoyé pour ivrognerie, on signe cent paperasses, âme de la grande entreprise dont vivent des centaines de familles.

Qu’ils se relâchent et tout grince. Une dernière lampe s’éteint, et c’est la leur. Les repas, un travail comme un autre qu’il