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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

dans le silence de Friedensbach endormi. Que joue-t-il ? La Pathétique ; après quoi il s’éponge, vidé de son âme, les yeux vitreux. Et voilà que les doigts courent à nouveau sur les touches ; les sons se précipitent, se heurtent, flot puissant ; un chœur invisible lance son Freude ! Freude ! Des pieds, des mains, de la tête, du buste, Kroner se démène ; l’ombre aux mouvemens brisés se tasse en un coin de la chambre, grandit démesurément, envahit le plafond. Freude ! Freude ! Le flot s’étale, s’apaise ; il semble que l’orage s’éloigne derrière la montagne ; après quoi, dans l’air rafraîchi, sur l’azur d’un bleu profond, les hirondelles dansent avec de petits cris joyeux…

Les fonctionnaires n’aiment pas ce Kroner au regard de myosotis. Tout ce qu’il avance les irrite et tout ce qu’ils disent le choque. Kummel se répand à son sujet en sarcasmes :

— Ah ! c’est une fleur du Wurtemberg, une porcelaine de cette vieille Allemagne qu’on brisait pendant qu’elle reflétait la lune… Tout à fait altmodisch, ce pauvre Kroner. Rien pour la force, rien pour la conquête… C’est une personnalité de souvenir, de réconciliation universelle. Un musicien, oui, je suis contraint de le reconnaître ; mais un représentant de la patrie allemande ? alors je dis non… Il faut le renvoyer dans son village du Wurtemberg, afin qu’il puisse, le soir, écouter chanter les sapins qui se balancent. Homme d’étoiles et non de terre allemande ! Kroner ?… une vieille fille évangélique.

Maintenant, à la table des missionnaires de l’Idée, Kroner ne disait plus grand’chose. Il mangeait sans bruit, signe de dégénérescence ; il usait du cure-dents avec discrétion, signe de neurasthénie ; il ne frappait pas du poing pour appuyer ses argumens, signe de faiblesse congénitale. Un soir, pourtant, comme il avait prononcé le mot de bonté, une rumeur l’enveloppa, une rumeur qui ressemblait fort à une huée. Avançant sa figure congestionnée, le voisin cria : « Bonté ?… bonté ?… non, monsieur ! (ce « non, monsieur » fut dit en français.) La bonté ! Nous sommes assez forts pour nous passer de cette médecine… »

Une ou deux fois déjà, demeurés seuls dans la salle du restaurant, Kroner avait échangé quelques mots avec Reymond.

Un soir, les deux hommes se rencontrèrent au bord de la rivière. Ils firent route côte à côte. La douceur de l’air invitait