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victoire repose sur des raisons un peu différentes. C’est d’abord la croyance en leur supériorité, développée en eux par l’éducation comme par l’orgueil national. « Nous qui sommes, — déclare l’un d’eux dans une incidente, et comme s’il énonçait une vérité incontestable, — nous qui sommes, je puis le dire sans vanterie, les meilleurs soldats du monde[1]… » C’est ensuite un esprit de discipline morale qui leur fait accepter sans critique, non seulement les ordres, mais même les prévisions de leurs chefs. Un soldat de l’armée d’Anvers nous le fait comprendre par une comparaison familière. Ayant demandé à un officier d’Etat-major la date probable de la chute de la place, celui-ci indique un délai de cinq jours « avec la même assurance tranquille qu’à Berlin le portier de la gare annonce pour une heure douze le départ de l’express de Cologne. En campagne, on se laisse envahir par un sentiment de considération presque surnaturel à l’égard du haut commandement de l’armée. Je crois maintenant aux indications de l’Etat-major, aussi fermement qu’au portier de la gare de Berlin[2]. » Conviction de sa supériorité et confiance aveugle en ses chefs, ce sont là pour une armée deux puissantes forces morales. Ne risquent-elles pas de se transformer en causes de démoralisation, quand le succès ne répond plus à ses efforts ?

On se demandera sans doute, à ce propos, comment ce double sentiment a pu résister aux multiples échecs qui l’ont mis à l’épreuve, en arrêtant l’offensive allemande aussitôt après les premiers succès. La réponse est simple : à part les corps de troupes qui en ont été les témoins immédiats, ni le peuple, ni l’armée n’en ont eu connaissance. Ce n’est pas l’un des moindres résultats de l’ « organisation » allemande que d’avoir réussi à les cacher au public. Un lecteur non averti pourrait parcourir toutes les productions de cette littérature de guerre, sans soupçonner que les arrêts successifs des armées envahissantes ont été autre chose que des repos volontaires dans leur marche triomphale. L’exemple de Sven Hedin est typique à cet égard. Il arrive au quartier général allemand au milieu de septembre, au moment où la bataille de la Marne vient de changer le cours de la guerre. C’est à peine pourtant s’il signale cet événement capital par une petite phrase incidente, présentée

  1. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, I, p. 251.
  2. Id., ibid., p. 235.